Les jingbie ou Méridiens Distincts

Mise au point

Les jingbie ou Méridiens Distincts
OBJECTIF : Connaître à la lumière des traductions françaises des Textes classiques le trajet, la structure et l’utilisation thérapeutique des jingbie.Les jingbie sont des Vaisseaux Secondaires comme les jingjin. Il s’agit de comprendre leur apparition dans la Médecine Traditionnelle Chinoise de manière épistémologique, de connaître leur trajet ainsi que la symptomatologie occasionnée par leur atteinte ; enfin de savoir les utiliser dans des pathologies courantes.

Danse traditionnelle – Čilipi, Comitat de Dubrovnik-Neretva, Croatie

A la source des Textes Classiques et problématiques

Les douze jingbie, 經別 [经别], encore dénommés méridiens distincts, se séparent des douze méridiens principaux au niveau d’une grosse articulation, deviennent intra-thoraciques ou intra-abdominaux(liaison avec la profondeur, entraille ou organe) puis émergent au cou, à la nuque ou à la face et relier exclusivement des méridiens yang. Ils assurent donc une liaison surface-intérieur (biao/li). Leurs trajets superficiels et profonds sont décrits par couple dans le Lingshu 11 (« Les méridiens et les vaisseaux secondaires ») et le Zhenjiu jiayi jing II-1 (« Les douze méridiens, les luo et les branches collatérales ») et dans l’ordre suivant : V/R, VB/F, E/RP, GI/P, IG/C, TR/MC [[1],[2]]. Le Suwen 63 décrit leur symptomatologie et traitement dans les chapitres intitulés : « De la piqûre miu » (Husson) ou « La piqûre à l’opposé du côté affecté (la piqûre fausse) » (Chamfrault) ou « Les méridiens distincts » (Chamfrault et Nguyen Van Nghi) [[3],[4],6]. On pourra ainsi constater que quatre méridiens distincts ont des trajets superficiels très courts : les jingbie d’Intestin grêle, de Coeur, de Maître du Coeur et de Poumons. « Le méridien de Chéou Taé Inn (poumons) – Son vaisseau annexe part du point Iuann Ié 22VB et rentre dans les poumons à ce point. Des poumons, il s’intègre dans le méridien de Taé Yang, remonte à la clavicule, suit la gorge et se relie à Yang Ming » (Lingshu) [1]. De ce fait, on ne connaît pas de symptomatologie propre pour ces quatre méridiens distincts à trajet essentiellement interne. Les symptômes sont ceux des méridiens principaux.

Par contre, les huit autres ont des manifestations pathologiques intermittentes, unilatérales à type de syndrome douloureux associé à des signes d’atteinte de l’organe ou de l’entraille correspondant. « Quand le xie est installé parmi les viscères, une douleur suit le trajet du vaisseau de celui qui est atteint. Si le mal est épisodique, on fait la piqûre miu (sur le point jing) au-dessus de l’angle du pied ou de la main correspondant au vaisseau du viscère malade». (Suwen 63 : « De la piqûre miu ») [3].

Les jingbie peuvent faire l’objet de controverse.

En effet, d’après Chamfrault et Nguyen Van Nghi, le terme « vaisseau secondaire » doit être traduit par « Méridien distinct ». Ainsi la citation précédente issue cette fois-ci du tome VI devient : « Si l’énergie perverse se loge dans un des cinq organes, la douleur peut suivre le trajet du méridien principal ou du vaisseau secondaire (méridien distinct). Il faut bien reconnaître le caractère intermittent de la maladie et savoir employer le procédé du traitement à l’opposé » [[5]].

Selon le Zhenjiu jiayi jing de Huangfu Mi, chapitre: « La piqûre miu » traduit par Milsky et Andrès [2], les vaisseaux secondaires représentent les vaisseaux luo (luomai). De même Husson les appelle les vaisseaux secondaires, « vaisseaux de liaison » ou « grandes liaisons » selon le cas [3]. Ainsi donc le traitement de la piqûre miu que Chamfrault et Nguyen Van Nghi appliquaient pour les jingbie serait en fait un des traitements des vaisseaux luo. On peut alors se poser la question de savoir s’il n’y a pas incohérence dans la traduction des termes luo et bie.

Effectivement Auteroche et Navailh appellent les grosses ramifications « bie luo » alors que les petites ramifications sont nommées  « fu luo » et « sun luo », tout en les différenciant des jingbie [[6]]. Le Zhenjiu jiayi jing, chapitre 1 du livre II, reprenant intégralement le chapitre 10 du Lingshu va décrire tous les vaisseaux luo et ceux-ci seront dénommés luo bie [2]. Ce chapitre décrit également le trajet des méridiens distincts et les appellent « bie ». Plusieurs notes mettront toutefois le lecteur en garde contre les confusions. « Le luo (bie) de taiyin de main s’appelle lieque»La note rappelle : «  Ici le luo est appelé bie, ce qui veut dire « se séparer » ou « trajet séparé ». A ce sujet Lingshu zhuzheng fawei dit : « & on ne dit pas luo mais bie parce qu’au niveau de ce point [le luo] se sépare de son méridien propre pour aller au méridien voisin. »

Ming Wong, dans sa traduction du chapitre 10 du Lingshu fera d’ailleurs l’amalgame en parlant de : Vaisseau secondaire Luo ou « méridien distinct » [[7]]. Dans le texte, il traduira d’autre part le terme « vaisseau secondaire » de Chamfrault par « embranchement distinct ». Dans le chapitre 11 du Lingshu, Ming Wong reprend le terme « méridien distinct », en parlant cette fois-ci des jingbie [5].

Giraud et Lafont, pour leur part, considèrent que l’utilisation thérapeutique de la piqûre à l’opposé concerne les affections d’origine externe localisées en biao, c’est-à-dire dans les « grandes liaisons », sans atteinte du méridien principal [[8],[9]].

Il semble donc que les Vaisseaux Secondaires soient réellement des vaisseaux luo. De ce fait, le traitement des jingbie par la piqûre miu préconisée par Chamfrault et Nguyen Van Nghi est-il erroné ? Ne s’agit-il pas uniquement d’un traitement des vaisseaux luo ?

Oui et non, serait-on tenté de répondre. Ainsi Kespi prétend que les jingbie n’ont ni symptomatologie, ni traitement [[10]]. Cependant les méridiens distincts ne sont-ils pas couplés en biao/li ?N’assurent-ils pas une régularisation entre le méridien principal et la profondeur ? Or notons que les vaisseaux luo ont également des connexions viscérales (luo longitudinal), et des connexions avec le méridien couplé (luo transversal). Mais Michau précise que ces liaisons biao-li sont différentes car les « méridiens distincts renforcent surtout les liaisons avec l’interne, les organes et les entrailles » alors que les luo « raffermissent l’union des méridiens qui se ramifient aux membres et au corps » [[11]].

« Les jingbie relient les organes et les textures du corps, au sens histologique, que n’atteignent pas les trajets des jingmai. Ils complètent l’action des jingluo, ils renforcent et harmonisent dans l’intervalle médian des méridiens ce système de liaison et de libre communication entre intérieur et extérieur… » [[12]].

Trajet et structures

Le rôle des jingbie, chargés également d’énergie wei, énergie de défense, est de permettre au même titre que les jingjin de lutter contre les énergies perverses [[13]]. Mais à la différence des jingjin, qui ont un trajet superficiel, les méridiens distincts pénètrent dans les entrailles ou les organes.

Comme les jingjin, les méridiens distincts commencent donc aux extrémités ou plutôt au niveau des grosses articulations (genou, hanche, épaule), circulent dans la profondeur, et se terminent tous à la tête, dans les méridiens yang. De là, existent des branches secondaires qui se croisent au sommet du crâne au point 20VG (baihui), encore appelé « Cent réunions ».

L’étude des trajets des jingbie permet de déduire les zones de jonction qui unissent un méridien distinct yang à un méridien distinct yin, mais aussi à un ou deux méridiens principaux yang. On aurait ainsi deux zones d’union, jonctions inférieures et supérieures [[14]] (tableau I) :

Tableau I. Zones d’union, jonctions inférieures et supérieures selon Mrejen [14].

JingbieJonction inférieureJonction supérieure
Vessie – Rein40V10V
Vésicule Biliaire – Foie2VC1VB
Estomac – Rate Pancréas30E1E
Intestin grêle – Coeur1C1V
Triple Réchauffeur – Maître Coeur 16TR
Gros intestin – Poumon 18GI

Cependant, tous les auteurs ne sont pas d’accord. Selon Borsarello, les jingbie quittent leur méridien respectif au point he pour pénétrer dans le corps. Ainsi, le jingbie de Coeur s’enfoncerait au 3C pour ressortir au 3IG, le jingbie d’Estomac débuterait au 36E pour ressortir à la jonction supérieure du 1E, le jingbie de Foie s’enfoncerait au 8F pour ressortir au 1VB etc..[[15]]. Cobos et Vas considèrent que les jingbie se séparent du méridien principal dans une zone située généralement sur les membres et dénommée li. Ils précisent aussi que les textes antiques ne spécifient pas avec exactitude leur origine [[16]].

Enfin, il est intéressant de constater que tous les méridiens yin ou yang se terminent, selon Chamfrault, au niveau de la tête ou du cou, et que d’autre part, le 20VG est le point de passage obligé de la circulation des méridiens yang de droite vers les méridiens yang de gauche, et vice-versa [5].

Figure 1. Trajet du jingbie de Vessie (zutaiyang)

Figure 2. Trajet du jingbie de Coeur (shoushaoyin)

Symptomatologie

La symptomatologie décrite dans le chapitre 63 du Suwen, décrivant la piqûre miu [3,5]a longtemps été attribuée aux jingbie.On la retrouve attribuée aussi aux vaisseaux luo, ce qui s’explique par leur même action physiologique (Zhenjiu jiayi jing V-3) (voir tableau II).

Tableau II. Indications de la piqûre miu selon le Suwen 63 et le Zhenjiu jiayi jing V-3.

MéridienSymptômes et traitement
ReinBrusques douleurs au Coeur, violentes tension avec constriction thoracique : 2R,rangu (piquer au sang), puis piquer à l’opposé si les signes persistent.Mal de gorge, dysphagie, colères sans raison : 1R, yongquan [*].Si l’intérieur du gosier est enflé, empêchant d’avaler la salive : 2R, rangu [*].
Triple réchauffeurAngine, langue rentrée, révulsée, sécheresse buccale, malaise au Coeur, douleur face externe du bras empêchant de lever la main à la tête : 9MC, zhongchong + 1TR, guanchong [*].
FoieVives douleurs génitales et au bas-ventre : 1F, dadun [*].
VessieDouleurs à la nuque et aux épaules et au cou, spasmes musculaires au dos et aux côtés du corps : 67V, zhiyin [*].Si la cessation n’est pas immédiate, on puncture trois fois 63V, jinmen.Ankylose douloureuse du dos avec irradiations thoraciques : pression des points ashi paravertébraux à partir de la nuque.
Gros intestinDyspnée, constriction des flancs : 1GI, shangyang [*].Surdité épisodique : 1GI, shangyang, sinon 9MC, zhongchong [*].Odontalgie [*]
EstomacCoryza, épistaxis, froid dans les dents supérieures  :45E, lidui+44E, neiting [*].
Vésicule biliaireDouleur thoracique empêchant la respiration et provoquant la toux puis la transpiration : 44VB, qiaoyin [*].Coxalgie permanente immobilisant la hanche : 30VB, huantiao.
RateLombalgie irradiant au bas-ventre et sur les flancs, empêchant de respirer tête levée et de se pencher en arrière : 2VG, yaoshu [*].
Pour tous les méridiens ayant dans leur symptomatologie une douleur intermittente suivant le trajet du « vaisseau secondaire » ou du méridien.Traitement : point jing (ting) du côté opposé + point ashi.[*] La maladie unilatérale est traitée à l’opposé.

 Proposition thérapeutique

La piqûre miu s’applique à ces maladies irrégulières (jibing) maladies douloureuses unilatérales, d’origine externe, et sans atteinte du méridien proprement dit.

Le blocage de l’énergie perverse peut se réaliser aussi au niveau des zones de jonction et du point « Cent réunions ». Et si le xie n’est pas chassé d’un méridien distinct, il passera automatiquement dans celui opposé.

D’où la technique du traitement à l’opposé qui utilise les deux points jing (ting) ou jing distal du couple gauche de jingbie, si l’atteinte est à droite. Piquer les points jing (ting) à l’opposé permet, d’une part, de rétablir l’équilibre des deux parties du corps droite et gauche par la circulation organes/entrailles ; d’autre part, d’attirer l’ énergie wei dans le méridien distinct perturbé, afin de combattre le xie situé en profondeur.

Exemple : 1R+67V gauche pour une sciatique droite anarchique, évoluant par intermittence avec signes viscéraux associés (génito-urinaires, céphalées). Il faudra rajouter les points shu (iu)à piquer de chaque côté.

En outre les points de tonification du méridien principal et de son méridien couplé seront piqués du côté atteint. En effet, le jingbie étant en excès, le méridien principal se retrouve en déficit énergétique. Piquer aussi les points de jonction.

Enfin, ne pas oublier de disperser l’énergie perverse superficielle aux points ashi. Le tableau III résume le traitement.

Tableau III. Tableau récapitulatif du traitement des jingbie. 

 Traitement d’une attaque de xie dans les jingbie

1) piquer les deux points jing (ting) du couple yin-yang du côté opposé au jingbie atteint.

2) piquer bilatéralement les points shu (iu) du couple des jingbie yin et yang. 

3) piquer le point de tonification du jingbie atteint ainsi que celui du méridien couplé. 

4) disperser les points « ashi » au niveau de la zone douloureuse. 

5) piquer les points de jonction.

6) piquer le point « cent réunions » : 20VG (baihui)

Application thérapeutique

Toutes les affections évoluant unilatéralement par intermittence avec des signes viscéraux associés

– sciatique anarchique intermittente

– coxartrose

– céphalées et migraines

– zona thoraco-abdominal ou ophtalmique

– épicondylite

– névralgie cervico-brachiale

– hyperplasie prostatique [[17]] etc..

 Références

[1]. Huangdi neijing lingshu. Traduction Nguyen VN, Tran VD, Recours-Nguyen C. Marseille: Nguyen Van Nghi; 1994.

[2]. Huangfu Mi. Zhenjiu jiayi jing. Traduction Milsky C, Andrès G. Paris: Trédaniel; 2004.

[3]. Huangdi neijing suwen. Traduction Husson A. Paris: éd. ASMAF; 1973.

[4]. Chamfrault A. Traité de médecine chinoise, Les livres sacrés. Angoulême: Chamfrault; 1992.

[5]. Chamfrault A, Nguyen VN. Traité de médecine chinoise: L’énergétique humaine en médecine chinoise. tome 6. Angoulême: éd. Chamfrault; 1981.

[6]. Auteroche B, Navailh P. Le diagnostic en médecine chinoise. Paris: Maloine; 1983.

[7]. Ming Wong. Lingshu, base de l’acupuncture traditionnelle chinoise. Paris: Masson; 1987.

[8]. Giraud JP, Lafont JL. Principes de la piqûre à l’opposé. Méridiens. 1984;65-66:89-103.

[9]. Lafont JL. Pratique acupuncturale. Grands principes thérapeutiques. Paris: Encycl. Méd. Nat; 1989. IA-8a. p.1-11.

[10]. Kespi N, Kespi JM. Fondements de la physiologie traditionnelle chinoise. Paris: Encycl. Méd. Nat; 1989. IA-4a. p.1-9.

[11] Michau A. Les luo longitudinaux en pratique quotidienne. Revue française d’acupuncture. 2007;130:16-31.

[12]. Oury C. Essai sur les jingbie. Revue française d’acupuncture. 1986;45:7-15.

[13]. Stéphan JM. Les jingjin, Méridiens Tendino-Musculaires ou Muscles des Méridiens. Acupuncture & Moxibustion. 2007;6(2):177-182.

[14]. Mrejen D. L’acupuncture en rhumatologie. Techniques traditionnelles, bases scientifiques. 2ème ed. Paris: Maloine; 1982.

[15]. Borsarello JF. Traité d’acupuncture. Paris: Masson; 2005.

[16]. Cobos R, Vas J. Manual de Acupuntura y Moxibustión (libro de Texto). Volumen 1. Beijing: ediciones Morning Glory Publishing; 2000. 

[17]. Johnstone PA, Bloom TL, Niemtzow RC, Crain D, Riffenburgh RH, Amling CL. A prospective, randomized pilot trial of acupuncture of the kidney-bladder distinct meridian for lower urinary tract symptoms. J Urol. 2003 Mar;169(3):1037-9.

Note : les caractères chinois afférents aux mots sont en caractères traditionnels. Ceux entre crochets sont en caractères simplifiés. Tous les mots chinois sont en pinyin excepté pour les citations. Les points shu antiques sont aussi retranscrits en pinyin.

Stéphan JM, Phan-Choffrut F. Les jingbie ou Méridiens Distincts. Acupuncture & Moxibustion. 2007;6(3):278-281. (Version PDF imprimable)

Stéphan JM, Phan-Choffrut F. Les jingbie ou Méridiens Distincts. Acupuncture & Moxibustion. 2007;6(3):278-281. (Ancienne Version)