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OBJECTIF Connaître l’essentiel des Textes classiques et leur importance pour le praticien acupuncteur. | L’influence du taoïsme, de l’école naturaliste et de l’école confucéenne est manifeste dans l’élaboration de la Médecine Traditionnelle Chinoise. Tout acupuncteur désirant approfondir ses connaissances devra aborder les principaux textes que sont le Yijing, le Neijing, le Nanjing, le Shanghanlun, le Jiayijing et le Dacheng, tout en prenant conscience de la problématique des découvertes archéologiques récentes et des traductions du chinois vers les langues occidentales. |
L’élaboration de la Médecine Traditionnelle Chinoise fut influencée par trois courants de pensée : le taoïsme, l’école naturaliste et l’école confucéenne [[1]]. >Le taoïsme est une réalité complexe devenant ultérieurement un courant religieux, associant une philosophie et un ensemble de pratiques liées à la quête de longue vie. Laozi, (VIème siècle-Vème siècle avant l’ère commune), que l’on considère comme le fondateur du taoïsme est l’auteur présumé du Daodejing (道德經). Zhuang Zhu (Zhuangzi) (IVème siècle AEC), auteur de l’ouvrage Zhuangzi (荘子) (Figure 1) produit une œuvre poétique de grande qualité qui développa en autres la notion du non-agir (wuwei 無為). Le troisième des trois grands classiques du taoïsme est le Liezi (列子) ou « vrai classique du vide parfait », recueil de fables philosophiques et d’aphorismes. Le taoïsme à ses débuts avait pour but la guérison des maladies et l’obtention de l’immortalité soit en ingérant minéraux, plantes, le tout accompagné de rituels et de prières, soit par un travail intérieur sur le corps et l’esprit, essentiellement à l’aide de la respiration et de la méditation [[2]]. Ainsi Zhuangzi, le premier parle de la quête de longue vie en ces termes : « Quiconque ne sait satisfaire ses aspirations et entretenir sa longévité ne comprend rien au Dao » ou « Conserver la vie jusqu’à la limite naturelle et tâcher de ne pas mourir prématurément. Voici la plénitude de la connaissance ».
Figure 1. Zhuangzi « Nan hua zhen jing » 莊子南華眞經 (commentaire de Guo Xiang 郭象). Le texte transmis par Guo Xiang a été réparti en trois groupes de chapitres, dont les derniers sont dans la mouvance des idées de Laozi, mais aussi des théories du yin et du yang et des Cinq Éléments (Mouvements) [[3]].
L’école naturaliste, qui se distingue du taoïsme par l’absence d’intérêt qu’elle manifeste à l’égard de l’individu, regroupe en fait deux écoles : l’école du yin et du yang et l’école des Cinq Éléments [1]. On attribue à Zou Yan (鄒衍)(-305 -240 AEC), philosophe de la fin de la période des Royaumes Combattants un rôle déterminant dans le développement de ces théories. Aucun de ses ouvrages ne nous est parvenu mais on en trouve des extraits dans d’autres comme les Annales des Printemps et des Automnes (Chunqiu). Cette école a fourni à la médecine ses cadres théoriques et constitue la base du système des correspondances.
Selon la tradition, les Cinq Classiques (Wujing 五經) fondent le canon confucéen fixé sous le règne de Han Wudi (140-188) quand le confucianisme fut reconnu comme doctrine d’État. Tous sont censés avoir été compilés par Confucius (Kongfuzi 孔夫子 551-479 AEC). On retrouve donc le Classique des Mutations ou Yijing (易經) ; le Classique des vers ou des Odes (詩經, Shijing), livre composé de 305 poèmes ; le Classique des documents (書經, Shujing), ensemble de documents et de discours qui auraient été écrits par les dirigeants et les officiels de la dynastie Zhou ; le Livre des rites (禮記, Liji), livre qui décrit les rites anciens et les cérémonies de cour ; et enfin les Annales des Printemps et des Automnes (春秋 Chunqiu), description historique de l’État de Lu, d’où est natif Confucius et qui constitue une condamnation implicite des meurtres, incestes et autres escroqueries durant cette époque. Aucun de ces traités philosophiques n’est nécessaire à connaître pour pratiquer l’acupuncture, excepté sans doute le Yijing, le plus ancien Classique permettant d’appréhender la pensée Chinoise [[4]]. Néanmoins, la philosophie qui sous-tend la Médecine Traditionnelle Chinoise (MTC) est à la base des cent à deux-cents ouvrages médicaux fondamentaux écrits sur plus de 20 siècles [[5]]. Nous allons en étudier sept, à commencer par le Yijing.
Dynastie Zhou (1121-722 avant notre ère)
Yijing
La tradition chinoise fait remonter le Yijing, Livre des mutations, à l’invention des trigrammes par Fuxi (Fou Hi) (Figure 2).
Figure 2. Fuxi traçant les trigrammes du Yijing.
Le Yijing (易經, également orthographié Yi King ou Yi-King), prononcé en français i ting, est un manuel chinois dont le titre peut se traduire par « Classique des changements » ou « Livre des Transformations » selon les différentes traductions françaises [6-8]. Il s’agit à l’origine d’une collection de signes à usage divinatoire. Les oracles étaient alors en usage dans l’antiquité. Les plus anciens d’entre eux se limitaient à un système de réponses binaires sous la forme « oui » ou « non », soit un trait plein (yang), soit le trait brisé (yin). Ainsi, le Yijing est constitué de 64 hexagrammes, formé de deux trigrammes. Il y a huit trigrammes simples (Figure 3), qui assemblés deux à deux forment les soixante-quatre hexagrammes (figures basées sur la combinaison de six traits).
Figure 3. Le bagua (八卦) est un diagramme octogonal avec un trigramme différent sur chaque côté avec le taiji (symbole du yin-yang) au centre (graphique réalisé par Benoît Stella).
On consulte le Yijing à travers les trigrammes et hexagrammes (Figure 4) que l’on tire trait par trait. À chaque hexagramme ont été ajoutés ultérieurement des commentaires de Wen Wang, père du fondateur de la dynastie des Zou, vers 1150 AEC, ceux du duc Zhou Gong, frère du roi Wu et ceux de Confucius, donnant des indications sur la qualité de l’état concerné.
Figure 4. Les 64 hexagrammes qui résultent de la combinaison de deux trigrammes.
Ainsi, à l’hexagramme 50 (鼎) ding (le Chaudron) correspond le trigramme du haut li Le Feu et le trigramme du bas xun Le Vent. « L’ensemble de l’hexagramme offre l’image du chaudron ; en bas sont les pieds, puis la panse, puis les oreilles, c’est-à-dire les anses, et, tout en haut, les anneaux qui servent à le porter. L’image du chaudron évoque en même temps l’idée d’alimentation. Le chaudron en bronze était le récipient qui, dans les temples des ancêtres et lors des festins, contenait les aliments cuits. Le chef de famille les y puisait et les plaçait dans les coupes de ses hôtes. « Le puits » avait également le sens secondaire de distribution de la nourriture, mais surtout pour le peuple. Le chaudron, en tant que réalisation d’une civilisation raffinée, évoque les soins et l’alimentation prodigués aux hommes de valeur, qui tournent au bien du peuple [8].
En pratique, les oracles issus du Yijing se réalisent en utilisant par exemple trois pièces identiques que l’on jette ensemble. On obtiendra le premier trait sur les six à construire. Il faut savoir que Face vaut 3 (impair et yang) et pile vaut 2 (pair et yin). Donc 3 pièces Face : Face Face Face → 9 ; Pile Pile Pile → 6 ; Face Face Pile → 8 ; Pile Pile Face → 7. On a donc construit le premier trait, celui du bas de l’hexagramme. Il faudra répéter l’opération six fois pour construire l’hexagramme complet en progressant vers le haut. Il faudra aussi tenir compte que le 6 et le 9 sont des traits dits muables, alors que 7 et 8 sont des traits dits stables ou au repos. A la fin de la construction de l’hexagramme, il ne reste plus qu’à lire les commentaires auxquels il se rapporte.
« Lorsque cet hexagramme se compose entièrement de traits en repos, l’oracle n’en retient que l’idée générale, telle qu’elle s’exprime dans le « jugement » du roi Wen et dans le « Commentaire sur la décision » de Confucius, auxquels s’ajoutent encore l’image de l’hexagramme et les paroles de texte qui y sont annexées. « Si, dans l’hexagramme ainsi obtenu, on a un ou plusieurs traits muables, il faut en outre prendre en considération les paroles annexées à ce ou ces traits par le duc de Zou » [8].
Royaumes Combattants (476-221 AEC)
Huangdi neijing
Le Huangdi neijing (黄帝内經) ou Classique interne de l’empereur Jaune est le plus ancien ouvrage de médecine chinoise traditionnelle. Il se divise en deux parties : le Suwen et le Lingshu. Tous les aspects de la médecine y sont abordés, avec leur traitement, et plus particulièrement le traitement par acupuncture. C’est à Huangdi, l’Empereur jaune mythique (figure 5) que l’on attribue la découverte de l’acupuncture et de la moxibustion.
Figure 5. Huangdi, l’Empereur jaune mythique.
Le Huangdi neijing s’intéresse beaucoup aux « Cinq internes » représentant les cinq organes profonds du corps humain, au cœur de la vitalité, d’où son nom. On considère que l’ouvrage a été composé durant la période couvrant les Royaumes combattants (476 à 221 AEC) à celle de la dynastie Han (220 AEC à 220 EC), ce qui est tout à fait vraisemblable depuis les découvertes des manuscrits de « Mawangdui ». Cependant, le Huangdi neijing organisé tel que nous le connaissons ce jour, du moins pour les vingt-quatre parties et quatre-vingt-un chapitres du Suwen a été compilé par Wang Bing (710-804 EC sous la dynastie Tang) pendant douze années de sa vie. Il existe, outre la version de Huangfu Mi (215-282 EC) qui a repris de nombreux chapitres intégraux duSuwen dans son propre ouvrage le Zhenjiu jiayijing (針灸甲乙經), trois autres versions du Suwen : celle de Yang Shangshan (Huangdi neijing taisu, écrit sous la dynastie Sui), celle de Quan Yuanqi (520-577 EC), et bien sûr la plus connue, celle de Wang Bing [[9]].
Le souverain Huangdi pose au Maître Céleste Qi Bo des questions concernant les fondements de la vie humaine, abordant autant la physiologie (à travers l’étude des viscères et des trajets des méridiens) que l’étiologie (en décrivant les mécanismes physiopathologiques), le diagnostic (par la prise des pouls) ou que le traitement (puncture, moxibustion, phytothérapie, massages…). Bref, le Huangdi Neijing expose comment déceler les maladies et comment les traiter [[10]].
« Huangdi : Le pouls de printemps est en « corde ». Comment cela ?
Qibo : Il est celui du Foie, Est-Bois, début de la vie des créatures. Son qi est souple, léger, lisse et s’allonge tout droit (comme les jeunes pousses), c’est pourquoi il est dit en « corde » (d’arc). Sinon il est pathologique … » (Livre VI. Chapitre 19) [[11]].
Vont s’exposer la doctrine du yin et du yang, et aussi celle des Cinq Éléments (Cinq Mouvements 五行)qui prenaient leurs essors justement à l’époque de la rédaction de l’ouvrage. La physiologie va s’exprimer à travers l’étude des correspondances entre les cinq organes et les cinq éléments.
« ..Le froid et la chaleur, la sécheresse et l’humidité, le vent et le feu sont le yin et le yang célestes, Les 3 yin et les 3 yang les reçoivent d’en haut, Le Bois, le Feu, la Terre, le Métal, et l’Eau sont le yin et yang de la terre, et la naissance, la croissance, la maturation et l’engrangement leur répondent en bas », dans le yang il y a du yin et dans le yin il y a du yang » [11].
Le chapitre X « jingmai » du Huangdi neijing lingshu va décrire les trajets des méridiens. Et sur ces méridiens, on repère quelques points d’acupuncture. Dans le terme Lingshu, se retrouve le caractère Shu (樞), pivot, permettant l’ouverture et la fermeture alternée d’une « porte », entrée ou sortie de l’Energie (qi), laquelle s’écoule par l’intermédiaire des méridiens (jing, 經). Et c’est par les aiguilles et la pharmacopée que l’on peut préserver le but de la vie, c’est à dire la « relation vitale au Ciel, par les Esprits (shen) » [10]. A noter d’ailleurs que l’appellation Lingshu n’apparut que sous les Tang et que le Huangdi neijing lingshu se dénommait antérieurement le Classique des aiguilles (Zhenjing) [10,[12]].
Qin et Han (221 AEC – 220 EC)
Les manuscrits de “Mawangdui” (168 AEC)
Lors de fouilles effectuées en 1972 et 1973 sur le site de Mawangdui dans la province du Hunan, les archéologues chinois découvrirent les plus anciens documents connus concernant la médecine chinoise (Figure 6) ainsi que des exemplaires du Daodejing et du Yijing dans un groupe de tombes datant de la dynastie Han. Parmi les trente-six ouvrages répertoriés dans les livres classés « techniques et recettes thérapeutiques », dont un manuel de palpation des pouls (Maifa), se trouvait le Huangdi neijing, parvenu sous une forme incomplète, très remaniée et datant de 168 AEC. On constata que les théories médicales étaient en pleine élaboration avec une quête obsessionnelle de la longévité et de la puissance sexuelle. Les méridiens, par exemple, sont décrits dans le Canon de moxibustion des onze méridiens yin et yang –version A (Yingyang shiyimai jiujing –jiaben) et sont au nombre de onze sur les douze que l’on connaît, le méridien manquant étant le shoujueyin (Maître du Cœur). Les textes apportent d’ailleurs la démonstration que le méridien MC est, parmi les méridiens principaux le dernier à apparaître. Inconnu au IIIème AEC, il est intégré comme douzième méridien entre le Ier siècle AEC et le I-IIème siècle EC, état de fait qui se verra dans le Nanjing où il est cité dans la difficulté 25 et 66 [[13]]. Les points (xue) d’acupuncture sont rarement mentionnés et leur dénomination est inconnue. En fait, il semblerait que ce soit Wang Bing qui les ait introduits [[14]]. On s’aperçoit qu’il n’y a pas de référence à une théorie des Organes/Entrailles ou à un système des cinq Phases. La moxibustion est la seule technique thérapeutique de la « médecine des méridiens » [[15]].
Figure 6. Manuscrit écrit sur rouleau de soie découvert à Mawangdui dans les années 1970.
Bien sûr, les aiguilles métalliques sont totalement ignorées. Les thérapeutes de cette époque utilisent essentiellement la pharmacopée et la régulation des « souffles » [[16]]. Ces découvertes objectivent que pendant les deux siècles de la dynastie des Han occidentaux (206 AEC – 23 EC), la pensée médicale chinoise a subi un processus de normalisation complète et de systématisation. Les manuscrits médicaux de la tombe 3 montrent que les textes classiques de médecine, en particulier le Huangdi neijing qui est considéré comme le plus ancien des écrits de leur genre, avait non seulement été compilé bien plus tard qu’il n’est communément admis dans la tradition chinoise, mais que même des points de vue qui y sont représentés n’auraient pu se développer avant les Han. Ainsi, sur la base de ces textes manuscrits, on a pu déterminer que, au moment des Qin (221 AEC – 206 AEC) et le début des Han de l’Ouest la plupart des caractéristiques typiques de l’art de guérir chinois n’avait pas été systématisé. « Ces manuscrits brisent l’image d’une médecine chinoise quasi-révélée, figée dans une sorte de grandiose immobilité, et la remplacent par la vision de thérapeutes qui tâtonnent, cherchent, expérimentent et progressent » [16]. Ces manuscrits permettent aussi de souligner l’importance du Nanjing et son rôle dans l’établissement une nouvelle orientation du corpus standardisé et systématique des connaissances de la médecine chinoise. Enfin, il apparaît que la notion des méridiens était antérieure à celle des points d’acupuncture car « il se confirme que plus on remonte loin dans le passé, plus le nombre de points d’acupuncture décroit » [15]. Ainsi, le paradigme le plus couramment repris actuellement qui dit que le système des Jingluo doit être pensé comme la théorie d’intégration des points d’acupuncture et qui part du principe de leur antériorité, serait inexact car en réalité le système des méridiens ne serait que le reflet de trajet des douleurs projetées neurologiques (comme le trajet d’une sciatique) ou de trajet vasculaire.
Nanjing ( Ier ou IIe siècle AEC)
Le Nanjing, encore appelé Classique des difficultés est un des Classiques les plus anciens de la médecine chinoise. Il daterait de l’époque des royaumes combattants et son auteur présumé serait Qin Yueren (également appelé Bianque, 407-310 AEC ?). Cependant les avis sont partagés : ainsi si Zang Ruilin et Nguyen Van Nghi [13,[17]] sont convaincus que Bianque (Figure 7) en est bien l’auteur, Lafont ne l’est pas.
En effet, à partir d’un essai de datation du Nanjing par comparaison au Huangdi neijing, l’œuvre ne pourrait pas remonter au-delà du IIIe siècle de notre ère et aurait été rédigée par un ou plusieurs médecins inconnus au début du IIIe siècle quelques temps après la partition du Huangdi neijing (en Suwen et Lingshu) que Lafont daterait du IIe EC [12].
Figure 7. Bianque (de son vrai nom Qin Yueren).
Il semblerait que les manuscrits de “Mawangdui” (168 AEC) lui donnent raison, surtout que le Nanjing ne peut avoir été écrit avant le Huangdi neijing suwen et lingshu dont il explique en six chapitres, les 81 passages délicats. Les six chapitres sont le livre I qui aborde en 22 difficultés la sphygmologie ; le livre II : 7 difficultés sur les méridiens (jingmai) ; le livre III : 18 difficultés sur Organes et entrailles ; livre IV : 14 difficultés sur les pathologies ; livre V : 7 difficultés sur les points shu et le livre VI qui termine en 13 difficultés sur les techniques de l’acupuncture. Ainsi le livre VI explique dans la difficulté 69 le principe du traitement : tonifier la mère et disperser le fils alors que la difficulté 70 s’intéresse à la méthode de puncture suivant les quatre saisons [[18]].
Voici par exemple dans une traduction récente de Tran Viet Dzung, la difficulté 45 du livre III qui s’intéresse à la localisation des « huit réunions » :
« Question : Neijing parle des “huit réunions”. Où se trouvent-elles ? A quoi servent-elles ? Réponse : Le lieu de réunion de l’énergie des 6 entrailles se trouve au point zhongwan [12VC] du méridien curieux renmai »… [[19]].
Shanghanlun
Zhang Zhongjing (150-219 EC) (Figure 8) rédigea le Shanghanlun (Traité des atteintes du froid) au début du 3ème siècle de notre ère. Il ne s’agit pas à proprement parlé d’une œuvre d’acupuncture mais plus plutôt d’un traité de pharmacopée chinoise avec des recettes médicinales utilisant les théories médicales déjà utilisées dans le Huang neijing ou le Nanjing. C’est l’un des livres médicaux le plus commenté (entre cinq cents et neuf cents commentateurs), dont la plupart des recettes de phytothérapie sont encore utilisées de nos jours. Le Shanghanlun a la particularité également de ne traiter, comme son nom l’indique, que des atteintes par le froid (donc refroidissements infectieux, certaines pathologies pulmonaires, digestives, paludisme, maladies contagieuses etc.) [[20]].
Figure 8. Zhang Zhongjing (張仲景), auteur du Shanghanlun.
Les modes thérapeutiques de base sont au nombre de huit : sudorification, vomification, purgation, harmonisation, réchauffement, réfrigération ou purification, tonification et dispersion. La sudorification est surtout employée au premier stade de la maladie pour chasser les « énergies » pathogènes de la partie superficielle du corps (biao), comme le Vent ou le Froid. On utilisera des plantes telles que la branche de cannelier (cinnamomum aromaticum), l’éphèdre..
L’ouvrage est subdivisé en six parties en fonction des atteintes énergétiques selon le classement des Grands Méridiens allant de la superficie à la profondeur du corps : taiyang, yangming, shaoyang, taiyin, shaoyin, et jueyin. Il faut noter que l’évolution de la Maladie selon ces niveaux structurels sera identique dans les chapitres 31 du Huangdi suwen, mais différente dans le chapitre 6 où on retrouve un ordre différent : taiyang, shaoyang, yangming, taiyin, shaoyin et jueyin [[21]]. Des auteurs modernes offrent aussi une autre classification selon la dialectique yin–yang et le rapport biao–li (externe-interne) du chapitre 24 du Suwen : taiyang, shaoyang, yangming, taiyin, jueyin et shaoyin [[22],[23],[24]]. Marié considère que bien que l’on puisse étudier la pénétration de l’agent pathogène selon cette méthode, la méthode du Shanghanlun est préférable [[25]].
Ainsi dans les maladies du Taiyang, niveau énergétique le plus superficiel formé par l’association des méridiens Intestin Grêle et Vessie, on pourra observer deux sortes de maladies : le shanghan et le zhongfeng. On observera par exemple au cours de cette dernière les symptômes suivants : maux de tête, nuque raide, fièvre, crainte du vent, sudation avec frilosité. La thérapeutique consistera à utiliser la sudorification par décoction de cannelle qui permettra d’harmoniser et régulariser les souffles défensifs et nourriciers [20].
A noter que même si le traitement est phytothérapique, de nombreuses propositions acupuncturales ont été reprises dans le Dacheng. Ainsi une technique de sudorification en cas de d’atteinte du taiyang par le vent (zhongfeng) consiste à puncturer le GI4 (hegu), PO7 (lieque), VE12 (fengmen), VB20 (fengchi) [[26]].
Trois Royaumes, Jin, dynasties du Nord et du Sud (220-581)
Jiayijing
Huang Fumi (215-282) sous la dynastie des Jin écrivit en 259 de notre ère le Zhenjiu jiayijing (針灸甲乙經, L’ABC d’Acupuncture et de Moxibustion). Il s’agit en fait du premier ouvrage de «vulgarisation» de la médecine chinoise. Huang Fumi (figure 9) fit une synthèse des données de la médecine chinoise de son époque, des conceptions théoriques traditionnelles du Taoïsme à la pratique clinique et thérapeutique, à partir de trois ouvrages, dont le Suwen. Le terme jiayi du titre vient du fait qu’au début, le texte était divisé en dix volumes, indexés selon le cycle des dix troncs célestes : jia, yi, bing, ding etc., puis l’ouvrage comporta douze volumes, comme les 12 branches terrestres.
Figure 9. Huang Fumi (皇 甫謐), auteur du Zhenjiu jiayijing.
Deux traductions françaises existent [[27],[28]] dont celle réalisée par l’Association Française d’Acupuncture. Les textes originaux proviennent donc pour la plupart du Huangdi neijing, mais non agencés de la même façon [[29]]. Ainsi, le livre I comporte seize chapitres et le livre IV, le plus court, n’en comporte que trois. On pourra remarquer que certains chapitres du Suwen, correspondent aux mêmes dans le Zhenjiu jiayijing. Exemple : « De la piqûre miu » du chapitre 63 du Suwen va correspondre le Zhenjiu jiayijing V-3 « La piqûre miu ». Par contre, d’autres livres approfondissent ou explicitent davantage les données du Suwen. Le livre II contient ainsi sept chapitres consacrés uniquement aux méridiens Luo, aux méridiens extraordinaires, aux nœuds et racines des méridiens etc.
« Lorsque le pervers s’installe dans le corps, il loge d’abord nécessairement dans la peau et les poils. S’il reste et ne part pas, il pénètre et loge dans les sunluo ; s’il reste et ne part pas, il pénètre et loge dans les vaisseaux luo (luomai) ; s’il reste et ne part pas, il pénètre et loge dans les méridiens (jingmai), il entre à l’intérieur se joindre aux cinq organes et se diffuse dans l’estomac et les intestins.…. »
Dynastie Ming (1368 – 1644)
Zhenjiu Dacheng
Le « Compendium d’Acupuncture et Moxibustion » (Zhenjiu dacheng) qui a été compilé par Yang Jizhou en 1601 dissipe les confusions entre les points et les méridiens et essaie d’établir un consensus. L’auteur lui-même explique au début de son œuvre [[30]] qu’il a établi la synthèse d’une vingtaine d’ouvrages dont parmi les plus importants se trouvent bien sûr le Suwen, le Nanjing, mais aussi d’autres aussi importants comme le Tongren shuxue zhenjiu tujing (« Classique illustré des points d’acupuncture de l’homme de bronze » publié par Wang Wei Yi en 1027) ou le Qianjin Fang (Prescriptions Valant Mille Pièces d’Or) écrit par Sun Simiao (581-682) sous la dynastie Tang.
Le Dacheng dans son premier livre correspond au Neijing suwen et au Nanjing. Les deuxième et troisième livres exposent les chants et poèmes d’acupuncture comme le chapitre 56 : « Chant du dragon de Jade ». Il s’agit d’un chant qui indique cent-vingt points dont l’efficacité thérapeutique est certaine dans les maladies difficiles. Voici un extrait : « 12 – Aphonie soudaine : puncturer un seul point, le yamen 15VG. Se rappeler que la puncture doit être superficielle, la voix se rétablit après la puncture. » [[31]].
Le livre 4 traite de la manipulation de l’aiguille selon les différents Classiques ou selon les différents maîtres, par exemple le chapitre 81 : « Tonification / dispersion selon la famille Yang de la cité Sanqu : manipulation d’aiguille ; différentes techniques de puncture ; les « 8 règles » de conduction énergétique » [[32]].
Le livre 5 parle de la règle minuit-midi et de l’utilisation des huit méridiens curieux : le chapitre 116 a pour titre par exemple : « Tableau des ‘ jours’ et des ‘ heures’ d’ouverture des points de liaison (points clés) des méridiens curieux durant un cycle de 60 jours (cycle jiaji) » [32].
Les livres 6 et 7 s’intéressent aux méridiens et aux points, tels que les points du zujueyin (Foie) et leurs indications. Auteroche et Navailh ont fait d’ailleurs une traduction personnelle à partir d’une traduction d’une édition du Zhenjiu dacheng de 1843 et d’une édition de 1973. Ils ont ainsi constaté qu’il n’y avait pas de différence essentielle entre les deux textes. Le texte commence par un rappel de citations du Suwen relatives aux caractéristiques de l’organe Foie. La pharmacopée chinoise est décrite permettant de traiter les troubles du Foie et de son méridien. Ensuite, le Dacheng détaille les treize points du Méridien du Foie (Figure 10) avec leurs emplacements et leurs indications thérapeutiques. A cette occasion les auteurs font remarquer que le méridien du Foie ne compte que treize points dans le Dacheng alors qu’actuellement, il en existe quatorze. Le jimai (12F) est manquant [[33]].
Le livre 8 correspond au traitement des différentes pathologies par acupuncture tel que le «154. Traitement des maladies psychiatriques (folies yin et folies yang) » alors que le livre 9 présente les traitements de célèbres acupuncteurs ainsi que la moxibustion comme «184. Méthode de localisation et de moxibustion du point shangqiang, VG1 dans le traitement des hémorroïdes ».
Enfin le dixième livre traite essentiellement des nourrissons. Le chapitre 218 a d’ailleurs pour titre : « Conduite à tenir chez le nouveau né : pendant la grossesse ; lors de la délivrance ; réanimation ; troubles intestinaux et urinaires ; bain ; section du cordon ombilical ; syndrome de Tifeng : coupure des cheveux ; hygiène alimentaire et surveillance ».
L’œuvre de Yang Jizhou a été traduite en français sous la forme d’ouvrage en trois volumes [32,[34]]. Il faut noter enfin que le Dacheng a été aussi la principale référence pour Soulié de Morant qui l’a traduit sans publication [33] et s’en est servi pour introduire l’acupuncture en France dans les années 1930 [[35]].
Figure 10. Le méridien de Foie (zujueyin). Planche extraite du Zhenjiu dacheng de Yang Jizhou, dessiné par Zhang Tingui en 1843.
Problématique de la traduction chinoise
Auteroche [[36]], Choain [[37]], Beyens [[38]], Dinouart-Jatteau [[39]] entre autres médecins sinologues, nous ont mis en garde contre les pièges et les difficultés de la traduction qui guettent tout novice ignorant la langue chinoise et son histoire. Larre [[40]] explique : « Il ne faut ni éluder les difficultés et contourner les obstacles, ni transposer en une idéologie occidentale parée d’exotisme, ni être à ce point obsédé qu’on obscurcisse le sens en multipliant les effets, ce qui pousse la traduction assez paradoxalement vers l’abstrait et lui faire prendre des allures de commentaire ». On comprendra donc que des concepts très éloignés chronologiquement surgissent des textes chinois classiques, faisant obstacle à une traduction éclairée. En effet, chaque traducteur a sa façon d’appréhender les caractères chinois, allant jusqu’à « occidentaliser » la médecine chinoise, entraînant des omissions, voire des erreurs comme le fait remarquer Milsky [29]. Des termes chinois seront ainsi traduits de façon multiple avec des sens multiples. Ainsi le terme jingjin sera traduit selon les différents auteurs par méridien tendino-musculaire, tendons des méridiens, zone tendino-musculaire des méridiens ou muscle des méridiens, pouvant entraîner une confusion [[41]]. De ce fait, il est nécessaire de se plonger dans plusieurs traductions du même livre pour y dénicher une certaine vérité.
Références
[1]. Triadou P. Médecine, Science et philosophie. Méridiens. 1997;109:11-22.
[2]. Despeux C. L’élixir d’immortalité, l’élixir de longue vie. In: Réunion des Musées Nationaux (France). La voie du Tao, un autre chemin de l’être. Paris: Rmn; 2010. p. 63-73.
[3]. Delacour C. In: Réunion des Musées Nationaux (France). La voie du Tao, un autre chemin de l’être. Paris: Rmn; 2010. p.168.
[4]. Dinouart-Jatteau P, Levy A. Langue chinoise et sources de la médecine traditionnelle chinoise. Encyclopédie des médecines naturelles, Paris. 1989; IA-2:14P.
[5]. Nguyen J. Les classiques médicaux chinois : état des traductions en langue française et anglaise. Acupuncture & Moxibustion. 2007;6(4):337-341.
[6]. Le Yi King. Traduction de Paul-Louis-Félix Philastre, présentation de François Jullien.1ère Ed. Cadeilhan: Zulma; 1992.
[7]. Le Yi-Jing, Le livre des changements. Traduction Cyrille Javary, Pierre Faure. Paris: Ed Albin Michel; 2002.
[8]. Le Yi-King ou le livre des transformations. Traduction Richard Wilhelm. Paris: Ed Medicis; 1993.
[9]. Triadou P. Histoire du Suwen et tradition de l’Empereur Jaune. Revue Française d’Acupuncture. 1995;83:7-24.
[10]. Larre C. Rochat E. Huangdi Neijing. Revue Française d’Acupuncture. 1987;49:9-16.
[11]. Husson A. Huangdi Neijing Suwen. 1ère Ed. Paris: Ed. A.S.M.A.F; 1973.
[12]. Lafont JL. Bian que, la légende et l’histoire. Acupuncture & Moxibustion. 2006;5(4):319-326.
[13]. Zhang Ruilin. Traduction Marie-Emmanuelle Gatineaud. Mon point de vue sur la paternité du “Classique des 81 difficultés en Acupuncture” (Nanjing). Acupuncture & Moxibustion. 2007;6(1):8-13.
[14]. Delacour C. In: Réunion des Musées Nationaux (France). La voie du Tao, un autre chemin de l’être. Paris: Rmn; 2010. p.242.
[15]. Nguyen P. La formation historique du système des méridiens : les textes de Mawangdui et leurs interpretations. Revue Française de MTC. 1987;124:217-226.
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