Le diagnostic par les pouls en Chine et en Europe. Une histoire de la sphygmologie des origines au XVIIIe siècle MARIE Eric Paris : Springer Verlag France, 2011. –469 p. ; 15,4 cm x 23,4 cm. Broché, fig, illust., biblio. ISBN 978-2817800097- : 46€ |
Inspiré de sa thèse de doctorat à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) soutenue en 2003, Eric Marié nous offre un remarquable ouvrage sur l’histoire du diagnostic par la palpation des pouls (sphygmologie) en Chine mais aussi en Europe.
Nul n’ignore l’importance du diagnostic chinois basé sur l’interrogatoire, l’analyse des symptômes, l’apparence de la langue et l’examen des pouls permettant d’établir un traitement fondé sur la différenciation des syndromes bianzhenglunzhi 辨證論治. Et de ce fait, l’ouvrage d’Eric Marié est essentiel à la connaissance de la sphymologie chinoise, permettant de voir son évolution des origines jusqu’à nos jours avec une incidence importante sur notre pratique.
En effet, à partir du Maijing 脈經 « Classique des Pouls » écrit par Wang Shuhe 王叔和 au IIIe siècle, la description des vingt-huit pouls pathologiques est devenue consensuelle. Ainsi le pouls glissant (hua), signe de mucosités-glaires, ou de plénitude de Chaleur, de Stagnation de nourriture, d’humidité voire de plénitude de Sang au cours de la grossesse physiologique s’oppose au pouls rugueux (se) en rapport avec un vide ou une stase de Sang, ou une déficience des Liquides Organiques [[1]]. Par exemple, peu avant les menstruations, on peut détecter le caractère glissant, pouls de plénitude du Sang qui à la fin des règles abondantes deviendra rugueux ou râpeux en rapport avec un Vide de Sang [[2],[3]]. Cependant, il n’y a pas toujours eu consensus et de nombreuses problématiques se sont posées au cours des siècles.
Eric Marié nous montre ainsi les divergences entre les localisations, les correspondances entre viscères et pouls selon les différentes sources. C’est bien sûr dans le Huangdi neijing que la sphygmologie chinoise a pris son essor avec la première description des trois emplacements à chaque poignet et les qualités spécifiques du pouls en fonction de la saison [[4]].
Autre Classique important, le Nanjing dont l’auteur présumé serait Qin Yueren (Bianque), explique la sphygmologie dans les vingt-deux premières difficultés sur les quatre-vingt-une que compte l’ouvrage. L’une des divergences par rapport au Neijing réside dans la 18e difficulté qui expose une correspondance anatomique différente des pouls. Ainsi à la place de retrouver le Rein dans la loge chi (Pied) droite, comme notifié dans le chapitre 17 du Huangdi neijing suwen, on trouvera le shoujueyin (Maître du Cœur) et le shoushaoyang (Trois Foyers – Triple Réchauffeur). A partir de là, les correspondances formulées dans tous les traités de sphymologie vont reprendre à quelques nuances près, soit la conception du Neijing, soit celle du Nanjing (tableau I). Le Shanghanlun (Traité des atteintes du froid) rédigé par Zhang Zhongjing, comportant un important développement sur la sphygmologie inspirera le Maijing (Classique des pouls)de Wang Shuhe (210-280). Celui-ci s’inscrit dans le prolongement du Nanjing, avec Cœur et Intestin Grêle à la loge cun (Pouce) gauche et Rein/ triple réchauffeur à celle du Pied gauche. Mais c’est Yixue rumen de Li Jianzhai publié en 1575 qui restera le plus en concordance du Nanjing et avec lui toute l’école occidentale issue des écrits de George Soulié de Morant [[5]].
D’autres auteurs sont en filiation directe avec le Neijing : Li Shizhen et son Binhu maixue (étude du pouls de Binhu), Zhang Jiebin (1563-1640), appelé aussi Zhang Jingyue et auteur du volumineux Jingyue quanshu « Travail Complet de Jingyue », Wu Qian dans son Yizong jinjian (Le Miroir Doré de la Médecine, ouvrage collectif dirigé par Wu Qian et achevé en 1742) et bien d’autres dont actuellement les auteurs modernes au Vietnam [[6]] ou en Chine depuis 1964. Pour ces différents auteurs, les différences se feront aussi à quelques variations près sur la localisation des Pieds où outre le Rein en profondeur, on trouvera en superficie au Pied droit, Gros Intestin et au Pied gauche, Intestin Grêle. Cette contradiction de la position GI-IG au Pied ou au Pouce s’expliquerait par le fait que ces deux organes situés dans le Réchauffeur inférieur ne peuvent être positionnés au niveau du Pouce, traduisant lui le réchauffeur supérieur [[7]].
Tableau I. Correspondances des loges des pouls radiaux selon la filiation des principaux Textes au Neijing ou au Nanjing.
Traités dans la lignée du Huangdi neijing | ||||||
Pouce (cun) | Barrière (guan) | Pied (chi) | ||||
Gauche | Droit | Gauche | Droite | Gauche | Droit | |
Neijing (chapitre 17) | Coeur Tanzhong1 | Poumon Poitrine | Foie Diaphragme | Estomac Rate | Rein Abdomen | Rein Abdomen |
Binhu maixue | Cœur Tanzhong | Poumon Poitrine | Foie Vésicule Biliaire | Estomac Rate | Rein Intestin Grêle Vessie | Mingmen2 Gros intestin |
Jingyue quanshu | Coeur MC | Poumon Tanzhong | Foie Vésicule Biliaire | Estomac Rate | Rein Gros Intestin Vessie | Rein Mingmen Intestin Grêle Trois Foyers |
Yizong jinjian | Cœur Tanzhong | Poumon Poitrine | Foie Vésicule Biliaire Diaphragme | Estomac Rate | Rein Intestin Grêle Vessie | Rein Gros intestin |
Manuels chinois depuis 1964 | Cœur Tanzhong | Poumon Poitrine | Foie Vésicule Biliaire | Estomac Rate | Rein Bas ventre | Rein Bas ventre |
Traités dans la lignée du Nanjing | ||||||
Nanjing | Cœur Intestin Grêle | Poumon Gros intestin | Foie Vésicule Biliaire | Estomac Rate | Rein Vessie | Maître du Cœur Trois Foyers |
Maijing | Cœur Intestin Grêle | Poumon Gros intestin | Foie Vésicule Biliaire | Estomac Rate | Rein Vessie | Rein Trois Foyers |
Yixue rumen | Cœur Intestin Grêle | Poumon Gros intestin | Foie Vésicule Biliaire | Estomac Rate | Rein Vessie | Maître du Cœur Trois Foyers |
L’histoire de la sphygmologie quantitative chère à l’acupuncture française n’est pas abordée dans l’ouvrage d’Eric Marié. En effet, le diagnostic sphygmologique se fait toujours de manière qualitative dans tous les ouvrages chinois. On peut considérer que celui-ci est une extrapolation du chapitre 11 du Huangdi neijing qui propose que le pouls de Rate serve de référence pour apprécier l’état de plénitude ou de vide des autres fonctions en tenant compte de l’heure, de la saison et de l’année [[8],[9]]. Xu Dachun, l’auteur du traité Neijing quanshi,s’inscrit également dans cette perspective[[10]]. Plus tard, Soulié de Morant [[11]] en parle de cette façon : «… Il y a la discrimination entre plénitude et vide d’un organe. Puis il y a la reconnaissance de la maladie affectant cet organe… De l’observation attentive de deux personnes souffrant d’un organe, l’une par excès, l’autre par insuffisance, on se fait vite une idée de la variation d’aspect du pouls correspondant à l’organe selon la plénitude ou l’insuffisance.». Cette sphygmologie quantitative se rapproche de celle de l’école Keiraku chiryo (thérapie méridienne japonaise) qui a pour but de diagnostiquer une atteinte des Cinq Phases (Terre, Métal, Eau, Bois et Feu) en partie grâce à la palpation des pouls au niveau des six loges du poignet correspondant aux douze méridiens principaux. L’objectif est la régulation du qi dans le Méridien atteint [[12]].
Pour terminer, il est intéressant de s’interroger comme Eric Marié : « L’examen clinique du patient, inévitablement soumis à la perception du praticien… est-il destiné à disparaître pour être remplacé par des investigations plus technologiques, laissant le moins de place possible à l’appréciation personnelle et à la prise en considération globale de l’individu… le médecin ne risque-t-il pas … d’émousser ses capacités sensorielles, au point de n’être plus voué qu’à l’interprétation de données ‘objectives’ ? ». Il est clair que la problématique existe, mais contrairement aux craintes exprimées par Eric Marié, il semble bien que la technologie, en particulier la tonométrie d’aplanation même si elle n’apporte pas toutes les données informatives de la sphygmologie qualitative, puisse confirmer les données sphygmologiques quantitatives au même titre qu’un électrocardiogramme permet de confirmer l’arythmie par fibrillation atriale diagnostiquée par palpation des pouls et auscultation et ce, pour le plus grand bienfait du patient [[13],[14]].
Dr Jean-Marc Stéphan
Directeur de la revue « Acupuncture & Moxibustion »
Coordinateur du DIU acupuncture obstétricale Lille 2
Chargé d’enseignement à la faculté de médecine Paris Sud XI et Rouen
Membre du Collège Français d’Acupuncture et de Médecine Traditionnelle Chinoise
Secrétaire Général de l’ASMAF-EFA
jm.stephan@acupuncture-medicale.org
Conflit d’intérêts : aucun
Notes
- Tanzhong : également connu sous le nom de shanzhong (également le nom du point VC17), shangqihai ou danzhong correspond à l’emplacement du « milieu de la poitrine, l’une des Quatre mers (mer des souffles) ; le rassemblement de souffles acquis ; le lieu de constitution des souffles ancestraux (zonq qi) » [[15]].
- Mingmen [[16],[17]] peut selon les auteurs et les traités refléter au cours des siècles de nombreuses localisations et significations : l’oeil (suwen chapitre 6), le point VG4 (2e lombaire) en relation avec le VC5 shimen sous l’ombilic, « le lieu initial de la conjonction yin/yang, eau/feu dans un être » [13].Zhang Jiebin le situe au niveau de l’ombilic au VC5 ou entre VC5 et VC6 dans son Quanshu, mais ailleurs il dit que Mingmen réside dans l’intervalle entre les deux reins. Bianque dans le Nanjing prône la théorie d’un mingmen au rein droit.
Références
[1]. Bossy J, Lafont JL, Maurel JC. Sémiologie en acupuncture. Paris: Ed. Doin; 1980.
[2]. Eyssalet JM. A propos des pouls dans la pratique quotidienne. Revue Française d’Acupuncture. 1980;24:31-42.
[3]. Eyssalet JM. Contribution à l’étude des pouls pathologiques (1). Mensuel du Médecin Acupuncteur. 1978;51:19-29.
[4]. Husson AR. La sphygmologie du Neijing. Bulletin de la Société d’Acupuncture. 1960.40:49-56.
[5]. Soulié de Morant G. Le diagnostic par les pouls (le I Sio Jou Menn traduit et commenté). Paris: Guy Trédaniel; 1983.
[6]. Nguyen Tai Thu et Lafont JL. L’examen des pouls en médecine orientale. Méridiens. 1983;63-64:13-23.
[7]. Maciocia G. Les principes fondamentaux de la médecine chinoise. 2nd ed. Issy-les-Moulineaux: Elsevier Masson; 2008
[8]. Lepron P. Marion F, Schmidt A. Les pouls quantitatifs, les applications dans l’atteinte des orifices supérieurs. Actes du 11e Congrès de la FA.FOR.MEC; 30nov-1déc 2007; Paris, France.
[9]. Schmidt A, Marion F, Lepron PA. Les pouls quantitatifs : intérêt en thérapeutique. Actes du 13e Congrès de la FA.FOR.MEC; 27-28 nov 2009; Lille, France.
[10]. Triadou P. L’examen clinique et l’élaboration du diagnostic selon le Neijing quanshi. Commentaire du Suwen datant de l’époque des Qing. Méridiens. 1994;103:11-39.
[11] . Soulié de Morant G. Précis de la vraie acuponcture chinoise. 1ère éd. Mercure de France; 1934.
[12]. Stéphan JM. Yanagiya Sorei et la Keiraku chiryo. Acupuncture & Moxibustion. 2012;11(4):234.
[13]. Piquemal M, Sautreuil P, Stéphan JM. Sphygmologie moderne et chinoise. Acupuncture & Moxibustion. 2009;8(1):47-55.
[14]. Piquemal M, Castellani R. Analyse spectrale de la sphygmologie des artères radiales : importance des données actuelles dans la compréhension de la pulsologie chinoise. Acupuncture & Moxibustion. 2013;12(2). In press.
[15]. Rochat de la Vallée, Larre C. La vie, la médecine et la sagesse. Su Wen les onze premiers traités. Paris: Les éditions du Cerf-Institut Ricci;2005.
[16]. Franzini S. Les points migmen. Revue Française d’Acupuncture. 1989;58:33-48.
[17]. Franzini S. Recueil des textes sur mingmen. Revue Française d’Acupuncture. 1988;57:37-46.