Observations cliniques complexes en acupuncture

Robert Hawawini

Observations cliniques complexes en acupuncture

Résumé : La présence clinique d’un patient nous éloigne parfois fortement des cadres théoriques simples décrits dans les livres. C’est qu’une maladie (bing) est un assemblage complexe de syndromes (zheng) multiples et parfois contradictoires, constamment en mouvement et en transformation, qui ne peut être décrit dans aucun ouvrage. Pourtant, nous devons assimiler tous les syndromes pour savoir aller au-delà d’eux, afin d’arriver à l’un (yi), le fondamental (ben) qui donne la clé du diagnostic et du traitement. C’est ce que nous allons présenter dans trois observations associant la complexité des manifestations au choix de la priorité de traitement qu’il a fallu décider. Mots clés : acupuncture – observations cliniques – syndromes (zheng) – maladie (bing).

 

Summary: The clinic with a patient sometimes keeps us highly simple theoretical frameworks described in the books. It is an illness (bing) is a complex assemblage of multiple syndromes (zheng), and sometimes contradictory, constantly moving and processing, which can not be described in any work. Yet we must assimilate all the syndromes to know to go beyond them, to arrive at a (yi), the fundamental (ben) which gives the key to diagnosis and treatment. This is what we will present in three cases involving the complexity of events to choose the priority treatment that had to decide. Keywords: acupuncture - clinical observations - syndromes (zheng) - illness (bing).

Introduction

La présence clinique d’un patient nous éloigne parfois fortement des cadres théoriques simples décrits dans les livres. C’est qu’une maladie (bing) est un assemblage complexe de syndromes (zheng) multiples et parfois contradictoires, constamment en mouvement et en transformation, qui ne peut être décrit dans aucun ouvrage. Pourtant, nous devons assimiler tous les syndromes pour savoir aller au-delà d’eux, afin d’arriver à l’un (yi), le fondamental (ben) qui donne la clé du diagnostic et du traitement, en suivant Laozi dans le traité du Daodejing : « Le dao engendre l’Un. Un engendre Deux. Deux engrendrent Trois. Trois, les dix mille êtres. » Passer des dix milles êtres, la multitude des signes et symptômes, à l’Un, le fondement (ben) de la maladie, est l’unique garant d’un résultat positif et stable à long terme. Cela ne se fait pas en un seul jour… ni parfois en une seule séance. Dans l’état d’ignorance du constant débutant qui nous anime, nous considérons que c’est le travail de toute une vie. Nous présentons ici trois observations qui nous ont donné du « fil à retordre », autant dans l’établissement du diagnostic fondamental (ben) que dans le choix de la priorité de traitement.

Première observation : asthme

Physiologie et physiopathologie générale de l’asthme         

- En MC, l’asthme est xiaochuanxiao est le sifflement et chuan la dyspnée. Xiao authentifie la présence de Mucosités (tan).

-Le Poumon stocke et diffuse le qi, qu’il abaisse. La Rate transforme-transporte (yunhua) l’acquis du Ciel postérieur (houtian), comprenant le qi, le xue et Liquides organiques (jinye) ; abaisse l’impur (zhuo) dans les Orifices du bas (xiaqiao) et élève le pur (qing) dans les Orifices du haut (shangqiao); coopère avec l’inné des Reins. Le Foie assure la libre circulation (shuxie) du qixue. Les Reins thésaurisent le jingyin et le jingyang inné du Ciel antérieur (xiantian) et coopèrent avec la Rate. Le Cœur est le maître des émotions (zhi) et sentiments (qing).

- La Source des Mucosités-Glaires (tanyin) est la Rate dont le Vide de qi et/ou de yang altère sa fonction de transformation-transport (yunhua), ce qui ne permet plus l’élimination de l’Humidité qui stagne et se transforme en tanyin. L’accumulation de Mucosités dans le Poumon est consécutive à son qi insuffisant qui ne permet plus sa diffusion. Au lieu de monter le pur dans le Réchauffeur supérieur, la Rate ascensionne l’impur des tan qui s’accumulent dans le Poumon à cause de son Vide de qi. L’asthme a donc pour fondement (ben) un Vide de qi du Poumon. En ce qui concerne les tanyin, comme on ne peut séparer le déséquilibre du Poumon de celui de la Rate, on ne peut le faire non plus entre l’acquis de la Rate et l’inné des Reins. Poumon, Rate et Reins sont donc étroitement liés dans la physiopathologie de l’asthme. Des formes Plénitudes externes dues à l’Humidité-Froid ou l’Humidité-Chaleur, en passant dans la forme intermédiaire, jusqu’à la forme extrêmement Vide des Reins qui ne reçoivent pas le qi et responsables de l’asthme à dyspnée continue, les trois zang cités sont constamment engagés.

- En pratique clinique, nous constatons que les choses sont plus compliquées car l’aggravation et/ou le déclenchement des crises par les facteurs émotionnels démontrent que le Foie est impliqué ; d’une part, en dysharmonie Foie et Rate ; d’autre part, en contre-attaque du Foie sur le Poumon.

- Quand au Cœur, non seulement il est cause de l’état de mal asthmatique avec les Reins mais, de plus, il est forcément impliqué dans les déséquilibres émotionnels avec les autres zang. C’est ce dernier aspect que nous allons considérer ici.

- Finalement, tout ceci ne fait que démontrer la complexité physiopathologique de l’asthme qui implique l’ensemble des zang à des degrés divers.

Description                                                        

Il y a deux ans, un homme de 47 ans a fait un accident vasculaire cérébral qui a entièrement régressé. Il souffre d’un asthme ancien, bien équilibré par la Ventolline, qui se manifeste par des crises diurnes, subaiguës, aggravées à l’effort, empêchant de le poursuivre convenablement, avec essoufflement. Le temps froid et humide et les troubles émotionnelsdéclenchent et aggravent aussi l’asthme qui se manifeste par une dyspnée asthmatiforme avec sifflement et expectoration de glaires blanches. Ses autres symptômes sont : agitation mentale marquée, rires excessifs, anxiété et angoisse, rumination et obsessions, hyperémotivité, sommeil de courte durée, parfois oppression thoracique, alternance de l’humeur avec abattement et tristesse ou hyperactivité, s’énerve vite et devient irritable, moments de fatigue, selles molles, ballonnement, maintenant crainte du temps humide et froid avec sensation de lourdeur du corps, extrémités froides aggravées par le temps humide et froid, parfois pieds chauds et brûlants, ne supporte pas la chaleur. Le pouls droit est xian (tendu), hua (glissant) et ru (mou) sur la Barrière et le Pied ; chen (profond) et xi (fin), xian (tendu) et hua (glissant) sur le Pouce. Le pouls gauche esthua (glissant) et ru (mou) sur la Barrière, hua (glissant) sur le Pouce, un peu plus chen (profond) et xi (fin) sur le Pied. La langue est grosse jusque sur la zone antérieure et la pointe, pâle, humide, l’enduit est blanc-gris humide, il existe quelques points rouges sur la pointe et les bords et des taches mauves postérieures (veines sous-linguales gonflées). La carrure du patient est forte.

Diagnostic                                                         

- Le diagnostic de xiaochuan ne pose pas de problème car il est déjà fait par la médecine scientifique : dyspnée asthmatiforme avec sifflement, essoufflement, expectoration de glaires sont suffisamment parlants.

- Aggravation par le temps froid et humide, crainte de ce temps avec sensation de lourdeur du corps et extrémités froides, montrent que l’Humidité-Froid s’accumule dans la Rate.

- Moments de fatigue, selles molles et ballonnement sont en rapport avec le Vide de qi de Rate qui est la cause de l’Humidité-Froid et de la production de Mucosités blanches.Anxiété, rumination et obsessions sont des manifestations émotionnelles dues aussi au Vide de qi de Rate.

- Agitation mentale marquée, rires excessifs, anxiété et angoisse, hyperémotivité, sommeil de courte durée ; ces symptômes traduisent l’atteinte du Cœur en état de Chaleur dans ce contexte ; qui plus est, leur importance montre que des Mucosités stagnent dans le Cœur.

- Parfois oppression thoracique, alternance de l’humeur avec abattement et tristesse ou hyperactivité orientent sur la Stagnation du qi du Foie qui peut être la cause du déclenchement et de l’aggravation de l’asthme par les émotions.

- S’énerve vite et devient irritable peut traduire autant la Stagnation du qi du Foie que l’élévation du yang du Foie dans ce contexte de Chaleur. 

- La chaleur qui n’est pas supportée et l’intermittence des pieds chauds et brûlants sont dusau Vide de yin des Reins.

- Le pouls xian (tendu) montre la participation du Foie dans cet asthme, des Mucosités aussi ; hua (glissant) et ru (mou) sont signes d’Humidité et de Mucosités ; hua (glissant) sur le Pouce gauche est en rapport avec les Mucosités qui stagnent dans le Cœur ; un peu plus chen (profond) et xi (fin) sur le Pied gauche peut orienter sur le Vide de yin des Reins. Nous accordons une place particulière au pouls du Pouce droit car il traduit le mélange du Vide de qi et de la Plénitude des Mucosités dans le Poumon : chen (profond) et xi (fin), il s’agit du fondement (ben) de Vide ; xian (tendu) et hua (glissant), il s’agit de l’apparence (biao) de Plénitude.

- La langue grosse et humide jusque sur la zone antérieure et la pointe est en rapport avec la stagnation d’Humidité et l’accumulation de Mucosités dans les Trois Réchauffeurs, incluant donc le Poumon et le Cœur ; pâle, il s’agit du Vide de qi de Rate ; l’enduit blanc-gris humide signe l’Humidité-Froid et les Mucosités ; les points rouges sur la pointe sont dus à la Chaleur du Cœur et,sur les bords, à l’élévation du yang du Foie ; les taches mauves postérieures sont associées à la Stase de Sang.

- Au total, l’ensemble des zang est impliqué dans cet asthme dont la forme essentielle est une Plénitude : celle des manifestations, du pouls et de la carrure. Il s’agit de ce que le suwen appelle une « direction correcte » de bon pronostic. En état préalable de Vide de qi, le Poumon ne peut évacuer les tan, qi impur qu’il reçoit de la Rate ; elle-même envahie par l’Humidité-Mucosités-Froid consécutivement à son propre Vide. On ne peut affirmer que la Rate soit en Vide de yang, peut être d’une manière débutante pour les Reins. Le Cœur reçoit aussi les Mucosités à cause de l’importance des troubles émotionnels et de la pointe gonflée. La Chaleur du Cœur associée au Vide de yin des Reins oriente vers un Cœur et Reins n’ont pas d’échanges, auquel participe l’élévation du yang du Foie. Quant à la Stagnation du qi du Foie, elle s’est transformée en Stase de Sang, ce qui explique pourquoi la langue a des taches mauves. Cette Stagnation gène la fonction de transformation-transport de la Rate, ce qui aggrave d’autant la stagnation d’Humidité et l’accumulation des Mucosités. Si la Rate reste bien la source production de l’Humidité et des Mucosités, elle dépend aussi du Foie pour monter le pur et mobiliser Humidité et Mucosités. On peut dès lors qualifier cette observation de forme complexe.

Premier traitement et évolution

Introduction            

Une situation complexe dece type nécessite de « ratisser large », c'est-à-dire de traiter tous les syndromes sans tenir compte du nombre d’aiguilles. La seule préoccupation est de soulager le patient. Il faut donc : régulariser le qi du Poumon, mobiliser le qi et le sang, clarifier la Chaleur du Cœur et du Foie, chasser les Mucosités du Cœur et les transformer, renforcer le qi et le yang de la Rate pour l’aider à éliminer l’Humidité et transformer les Mucosités, renforcer le yang inné des Reins pour soutenir celui de la Rate, nourrir le yin. Les fonctions des points sont censées être connues.

Points et associations de points

- La manipulation est une harmonisation du premier groupe de points, une dispersion des deuxièmes et troisièmes groupes et de fenglong 40E, une harmonisation avec réchauffement des quatrièmes et cinquièmes groupes, une tonification du sixième groupe.

- Feishu 13V, zhongfu 1P, tanzhong 17RM, taiyuan 9P : régularisent le qi du Poumon pour l’aider à pourvoir à sa fonction d’abaissementafin de chasser l’impur des Mucosités et traiter la dyspnée.

- Geshu 17V, hegu 4GI, taichong 3F : mobilisent la Stagnation du qi du Foie et la Stase de Sang, ce qui libère la fonction de transformation-transport de la Rate ; l’aide à chasser l’Humidité, transformer les Mucosités, ascentionner le pur et calmer les sentiments pathologiques.

- Jianshi 5MC, shenmen 7C, shenting 24DM : chassent les Mucosités du Cœur, clarifient sa Chaleur, calment l’Esprit et apaisent les émotions.

- Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

- Pishu 20V, zusanli 36E à gauche, yinlingquan 9Rte à droite, zhongwan 12RM : renforcent le qi et le yangacquis de la Rate pour l’aider à chasser l’Humidité-Froid et transformer les Mucosités. L’harmonisation tient compte du fait que l’Humidité-Froid est une Plénitude associée à un Vide de qi.

- Guanyuan 4RM, qihai 6RM : renforcent le yang inné des Reins ce qui soutient celui de la Rate.

- Taixi 3R, zhaohai 6R : nourrissent l’Eau yin des Reins, ce qui rétablit l’échange avec le Feu du Cœur.  En période de chaleur des pieds nous piquons les deux points, sinon, taixi 3R seul.

Évolution

Le patient a été suivi toutes les deux semaines sur plus d’un an, ce qui, en termes de fréquence, est insuffisant. L’amélioration a signifié, soit la réduction significative des crises d’asthme ne nécessitant pas la prise de médicament, soit leur cessation pendant une période et, en tous les cas, une tolérance à l’effort qui devient possible sans traitement médicamenteux. Les périodes de réduction de l’asthme sans cessation coïncident clairement avec le regain de temps humide et froid, région dans laquelle nous exerçons. Mais une fréquence aussi espacée ne permet pas une guérison à long terme ni, au moins, une cessation totale des crises entre deux séances.

Deuxième traitement et évolution

Introduction

Cette histoire clinique se déroule en deux temps car, soudainement, lors d’un choc émotionnel important entraînant ruminations et obsessions, le patient récidive et le traitement précédent ne donne plus aucun résultat. Cette évolution nous conforte dans l’idée que le facteur psychique est important dans cet asthme et qu’il nécessite d’être pris isolément en compte. La règle à appliquer en cas d’épisode aigu survenant sur une maladie chronique est de traiter cet épisode prioritairement, qu’il soit d’origine externe ou interne, physique ou psychique, comme c’est le cas ici. Nous nous adressons alors à la formule du choc psychologique aigu, décrite dans plusieurs de nos ouvrages. Dans ce cas, on considère qu’il faut traiter prioritairement le yi (intention, pensée), Esprit Viscéral(shenzang) de la Rate qui représente le Centre (zhong), ce qui régule tous les autres shen pour calmer l’Esprit. Cette façon d’agir permet de mobiliser les images mentales fixées, causes de souffrance. On raisonne comme si la Rate était en Vide. Cette indication peut s'élargir encore au traitement symptomatique de la rumination mentale.

Formule                      

- La manipulation est une harmonisation.

-Shaofu 8C et dadu 2Rte à gauche, yinbai 1Rte et dadun 1F à droite : technique dite des 4 aiguilles[1] utilisant les points principaux (ben), agissant comme s'ils tonifiaient la Rate, ce qui calme le yi. Shaofu 8C est le point ben-Feu du Cœur qu'il tonifie ; dadu 2Rte est le point rong-Feu, mère de la Terre, tonifiant annuel, qui transfère l'Énergie de la mère, le Cœur, à son fils, la Rate ; dadun 1F est le point ben-Bois du Foie qui le disperse afin de l'empêcher d'attaquer la Rate ; yinbai 1Rte est le point jing-Bois de la Rate qui la protège de l'attaque du Bois du Foie. Bien qu'il y ait tonification et dispersion, dans ce cas, il suffit d'harmoniser tous les points ; ceux qui sont censés tonifier, à gauche, et ceux qui sont censés disperser, à droite.

-Shenmen 7C, shenting 24DM et/ou renzhong 26DM : calment l'Esprit. Le traitement du shen doit systématiquement être associé à celui d’un shenzang.

- Zusanli 36E à gauche et zhongwan 12RM : harmonisent laRate et l'Estomac, ce qui ramène au Centre, régularise les mouvements verticaux de montée du pur et de descente de l'impur, et calme l'Esprit.On se sert de la fonction de « fermeture » de l’Estomac du yangming, riche en Sang et en qi. En renforçant le qixue, on ferme le corps à l’influence néfaste des pervers externes et des sentiments internes, ce qui favorise l’ancrage des shenzang.

- Fenglong 40E à droite : transforme les Mucosités.

- Geshu 17V : régularise le Sang ce qui favorise l’ancrage des benshen.

- Ganshu 18V : mobilise la Stagnation du qi du Foie.

Évolution

Utiliséesur quelques séances, cette formule a la double utilité de calmer les ruminations et obsessions, et de stopper les crises d’asthme, ce qui montre encore une fois l’importance des troubles émotionnels dans cette affection. Mais à un moment ou un autre, le traitement de fond doit être repris en alternance. Le patient est maintenu ainsi depuis plusieurs années.

Deuxième observation : lombarthrose et neuropathie périphérique

Physiopathologie du syndrome rhumatismal (bizheng) et du syndrome de paralysie (weizheng)

- La force et le mouvement harmonieux du qixue, l’équilibre du yin-yang, la solidité des zangfu, toutes ces qualités font la santé et la longévité de l’homme.

- Le bizheng est consécutif à une attaque par le Vent (douleur erratique), le Froid (douleur aiguë) et l’Humidité (douleur sourde et fixe) avec prédominance de l’un d’entre eux. Au début, il s’agit des formes Plénitudes externes qui stationnent dans les méridiens où le zhengqi lutte contre le xieqi. Ensuite, quand le qixue s’affaiblit, les pervers entrent en profondeur pour former les formes internes Vides des Viscères (zang) : Vide de yang (Reins), Vide de yin (Foie et Reins), Vide de Sang (Rate). Cependant, le Froid, le Vide de yang du dumai et des Reins plus exactement, reste le fondement (ben) du bizheng. En cas d’atteinte interne, Vent, Froid et Humidité s’additionnent aux Vides des zang.

- Le weizheng est originellement une maladie de Chaleur, même si le Froid peut être présent. Normalement, le yangming produit le qixue avec la Rate et régit les quatre membres. Quand la Rate est Vide, quand l’Estomac est en excès de Chaleur, le ying (nutritif) yinest insuffisamment produit et le wei(défensif) yang devient en excès. Les quatre membres ne sont plus alimentés correctement, le yang prédomine, ce qui consume les tissus et conduit à la paralysie. Il existe un wiezheng par zang décrit dans le suwen, 44.

- La hernie hiatale est assimilée à une obstruction du thorax (xiongbi) dont le mécanisme principal est l’association de deux Plénitudes, la Stase de Sang et l’obstruction des Mucosités, associées à deux Vides, de qi et de yang ; le Vide de yin étant souvent présent. Le xiongbi est lié à un défaut de propulsion du Sang dans le thorax et se traite toujours au Cœur, à son Enveloppe et aux zangfu digestifs.

Description

Une femme de 72 ans, obèse, consulte pour une lombarthrose importante depuis des années. La douleur lombaire est en barre, entre L2 et L4, plus ou moins toujours présente, aggravée à la station debout, en se relevant et à la marche, pas la nuit ni au repos ; elle irradie sur les deux fesses et sur le côté de la cuisse gauche. Il existe aussi une neuropathie périphérique des deux membres inférieurs, depuis un an, axée surtout sur les troubles sensoriels subjectifs : paresthésies, sensation de pieds en chaussettes et froids quand il fait froid, serrement des jambes et des pieds, douleur sous les pieds. Il n’y a ni amyotrophie ni hyposensibilité ni de perte de force musculaire. Les autres symptômes sont : abattement, tristesse, digestion lente, selles molles, bouche et gorge sèche avec soif, froid et crainte du froid, asthénie avec essoufflement important d’effort. Dans les antécédents, on note une maladie de Hashimoto, il y a 20 à 25 ans, nécessitant la prise de 125 mg de Lévothyrox ; une cervicarthrose aggravée par le froid. Le pouls est xian (tendu), ru (mou), chen (profond) et xi (fin) aux Pieds. La langue est grosse, rose-rouge, avec un enduit blanc épais et des taches mauves postérieures.

Diagnostic

- D’emblée, l’arthrose cervicale et lombaire évoque un syndrome rhumatismal (bizheng) dont le fondement est un Froid-Vide.

- Abattement et tristesse montrent la Stagnation du qi du Foie.

- Digestion lente et selles molles sont en faveur d’un Vide de qi de Rate.

- Bouche et gorge sèche avec soif, froid et crainte du froid, lombalgie, extrémités froides, tous ces symptômes signent les Vides de yin et de yang des Reins.

- L’asthénie avec essoufflement important d’effort oriente sur le Vide de qi de Rate et de yang des Reins.

- L’obésité favorise la présence de Mucosités.

- Les signes neuropathiques sont en faveur d’un syndrome de paralysie (weizheng) débutant, puisqu’il n’y a ni amyotrophie ni hyposensibilité ni perte de force musculaire. Le bizheng peut évoluer vers un weizheng comme c’est le cas ici.

- Le pouls xian (tendu) montre la participation du Foie et la présence du Vent, composante du bizheng ; ru (mou), il signe l’Humidité favorisée par le Vide de qi de Rate ; chen (profond) et xi (fin) aux Pieds, est significatif des Vides de yin et de yang des Reins. Le pouls ru (mou) de l’Humidité associée au Vide de qi de Rate et au Vide de yang des Reins, oriente fortement sur l’Humidité-Froid qui entrave la Rate.

- La langue grosse signifie l’Humidité et les Mucosités ; rose-rouge, la Chaleur, que peut expliquer le weizheng débutant ; l’enduit blanc épais est signe de Froid important ; les taches mauves postérieures orientent sur la Stase de Sang.

- Au total, il s’agit d’un bizheng essentiellement lombaire évoluant en weizheng. Il y a donc Vent-Froid-Humidté avec Vides de yin et de yang des Reins. Le Vide de yang des Reins associé ici à l’Humidité-Froid de la Rate, caractérise le bizhengdont le fondement est le Froid, tandis que le Vide de yin des Reins évolue vers le weizheng qui est une maladie de Chaleur.

Premier traitement et évolution

Le traitement donne la priorité au bizheng qui est apparu en premier, il tient compte de tous les syndromes.

- La manipulation est une dispersion du premier groupe de points et de fenglong 40E, une harmonisation avec réchauffement des deuxièmes, troisièmes, quatrièmes et cinquièmes groupes et de fengfu 16DM, une tonification de taixi 3R.

-Geshu 17V, ganshu 18V : mobilisent la Stagnation de qi et la Stase de Sang, et chassent le Vent.

-Shenshu 23V, mingmen 4DM, yaoyangguan 3DM : tonifient le yang inné des Reins, ce qui soutient l’acquis de la Rate.

-Dachangshu 25V, ciliao 32V : complètent les points précédents pour réchauffer la zone lombo-sacrée.

- Pishu 20V, zusanli 36E : tonifient le yang acquis de la Rate pour l’aider à chasser l’Humidité-Froid et transformer les Mucosités.

-Yanglingquan 34VB, xuanzhong 39VB : ces deux points hui renforcent les tendons, les muscles et la moelle, ce qui complète les actions précédentes.

Fengfu 16DM : action locale sur la zone cervicale.

-Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

-Taixi 3R : tonifie l’Essence des Reins et nourrit le yin.

Après huit séances à raison de deux séances par semaine pendant deux semaines, puis une séance par semaine, la douleur lombaire a complètement régressé, la cervicalgie aussi, de même que la sensation de froid et les troubles sensoriels. Néanmoins, le serrement des jambes survient encore d’une manière intermittente toute une journée. Pensant à une Stase de Sang résiduelle, nous remplaçons taixi 3R par les points suivants en harmonisation : xuehai 10Rte, sanyinjiao 6Rte, weizhong 40V, chengshan 57V.  Mais aucune amélioration n’est obtenue.

Second traitement et évolution

En discutant, la patiente signale que l’essoufflement d’effort est toujours présent et qu’il est du à une importante hernie hiatale refoulant les poumons, survenue avant la lombarthrose. C’est alors que nous pensons à traiter prioritairement la hernie hiatale, en tant que xiongbi, pour faire régresser le serrement des jambes et l’essoufflement. Normalement et puisque la hernie a débuté avant l’arthrose, ce que nous ne savions pas, nous aurions du traiter celle-là prioritairement.

- La manipulation est une dispersion des trois premiers groupes de points, de fenglong 40E et baihui 20DM ; une harmonisation avec réchauffement des quatrièmes et cinquièmes groupes ; une tonification de sanyinjiao 6Rte.

-Xinshu 15V, jueyinshu 14V, juque14RM, tanzhong 17RM : la puncturebeishu-mu du Cœur et de son Enveloppe, les régularise pour mobiliser la Stase de Sang du thorax.

-Neiguan 6MC, taichong 3F : ouvrent la poitrine pour compléter le traitement du xiongbi et mobilisent la Stagnation du qi du Foie.

-Geshu 17V, xuehai 10Rte : mobilisent la Stase de Sang.

-Shenshu 23V, mingmen 4DM, guanyuan 4RM, qihai 6RM : tonifient le yang inné des Reins et soutiennent l’acquis.

-Zusanli 36E, zhongwan 12RM : tonifient le qi et le yang acquis de Rate afin de nourrir l’inné et d’aider la Rate à chasser l’Humidité et transformer les Mucosités.

-Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

-Baihui 20DM : calme l’Esprit.

-Sanyinjiao 6Rte : nourrit le yin des Reins et tonifie le qi de la Rate pour compléter les actions précédentes.

Après six séances à une semaine d’intervalle, l’essoufflement d’effort a bien diminué, ce que nous attribuons à la descente de la hernie hiatale et bien que cet aspect demande à être vérifié par une fibroscopie. Cependant, aucune amélioration n’est obtenue pour le serrement des jambes. Nous avons suivi cette patiente toutes les deux semaines pendant une longue période, puis, elle décida que l’amélioration lui suffisait comme ça. Nous n’avons pas eu de ses nouvelles à long terme.

Troisième observation : rhumatisme (bizheng) lombaire dû au Vent, au Froid et à l’Humidité.

Physiopathologie du bizheng (syndrome rhumatismal)

- Le bizheng est du à l’attaque des pervers externes du Vent (feng), du Froid (han) et de l’Humidité (shi) avec prédominance de l’un ou de deux d’entre eux.

- Normalement le weiyangdéfensif circule à l’extérieur des méridiens et le yingyin nutritif, à l’intérieur. Suite à l’attaque des pervers externes, le wei rentre dans les méridiens avec le fenghanshi, tandis que le ying en sort, ce qui est considéré comme un contre-courant (qini) et une atteinte du Sang puisque, par analogie au yin, c’est l’intérieur des méridiens. Ceci justifie que le bi soit considéré comme une obstruction du Sang dont le principal symptôme est la douleur.

- Quelle que soit l’atteinte du bizheng, superficielle des méridiens, profonde des zang ou après transformation en Chaleur, le Froid reste le fondement du bi, notamment le Vide de yang du dumai et des Reins.

Description

Un homme de 50 ans a fait un infarctus du myocarde pour lequel il a ensuite été posé un stent. Depuis quelques mois, le patient a une apnée du sommeil appareillée. Il consulte pour une lombalgie survenant sur une lombarthrose avec des becs de perroquet. Le principal climat aggravant est l’Humidité-Froid, la station debout prolongée et certains efforts de mouvement réveillent encore la douleur. Ses autres symptômes sont : anxiété, angoisse, inquiétude, rumination, troubles du sommeil avec réveils nocturnes, perte de mémoire, moments d’abattement dépressif favorisés par l’exacerbation de la douleur, soupirs, digestion lente et difficile avec selles molles, ballonnement, crainte du froid et particulièrement du temps humide et froid, extrémités froides, raclement de la gorge. Le pouls est xian (tendu), ru (mou), chen (profond) et xi (fin) sur les Pieds. La langue est grosse, humide, pâle, avec un mince enduit blanc sur la racine, une pointe rouge et des taches mauves postérieures.

Diagnostic

- Le diagnostic de douleur survenant sur un bizheng de l’Humidité-Froid est facile à faire d’autant plus que le diagnostic radiologique a été fait par la médecine occidentale. Comme il y a des becs de perroquets, la présence de Mucosités-Glaires est certifiée, ce qui est aussi confirmé par l’athérosclérose coronaire, l’apnée du sommeil et le raclement de la gorge.

- Anxiété, angoisse, inquiétude, rumination, troubles du sommeil avec réveils nocturnes, perte de mémoire ; tous ces symptômes peuvent être associés au Cœur, en Vide de yin dans ce contexte.

- Angoisse, moments d’abattement dépressif favorisés par l’exacerbation de la douleur et soupirs sont dus à la Stagnation du qi du Foie.

- Rumination, digestion lente et difficile avec selles molles et ballonnement, ces symptômes proviennent d’un Vide de qi de Rate.

- Crainte du froid et particulièrement du temps humide et froid, et extrémités froides, ces manifestations montrent le Vide de yang des Reins associé à l’Humidité-Froid qui entrave la Rate.

- Le pouls xian (tendu) confirme la présence du Vent et de la Stase de Sang que l’on retrouve sur la face postérieure de la langue.

- La langue grosse et humide avec un mince enduit blanc, le pouls chen (profond) et ru (mou) ; ces arguments sont en faveur de l’Humidité-Froid de la Rate. Malgré la présence de Mucosités, nous n’avons pas retrouvé de pouls hua (glissant).

- La langue pâle, l’enduit blanc, le poulschen (profond) et xi (fin) sur les Pieds ; ces signes orientent sur le Vide de yang des Reins associé.

- Le pointe de la langue rouge montre la Chaleur-Vide du Cœur, bien que n’ayons pas retrouvé des symptômes de Vide de yin des Reins avec Cœur et Reins n’ont pas d’échange.

- Au total, il s’agit bien d’un bizheng du au Vent, au Froid et à l’Humidité avec prédominance des deux derniers. Les becs de perroquet et l’antécédent d’infarctus confirment la présence de Mucosités ; il peut donc s’agir d’un gubi ou rhumatisme des os dû principalement à l’Humidité-Mucosités-Froid.

Premier traitement et évolution

Le premier traitement a considéré le bizheng : chasser le Vent, réchauffer le Froid, éliminer l’Humidité, transformer les Glaires, mobiliser le Sang et nourrir l’Essence. Le Cœur a été négligé.

- La manipulation est une dispersion du premier groupe de points et de fenglong 40E ; une harmonisation avec réchauffement des deuxièmes, troisièmes, quatrièmes groupes de points et de yanglingquan 34VB ; une tonification de taixi 3R.

-Geshu 17V, ganshu 18V : chassent le Vent et mobilisent le Sang.

-Zusanli 36E, pishu 20V : renforcent le qi et le yangacquis de la Rate pour l’aider à chasser l’Humidité-Froid et transformer les Mucosités.

-Shenshu 23V, mingmen 4DM, yaoyangguan 3DM : tonifient le yanginné des Reins, ce qui soutient le yangacquis de la Rate, renfoce le dumai et traite localement la lombalgie en chassant l’Humidité-Froid.

-Dachangshu 25V, ciliao 32V : traitent localement la douleur en favorisant l’élimination de l’Humidité-Froid.

- Yanglingquan 34VB : réunion des tendons et des muscles (jinhui) qu’il réchauffe pour favoriser l’élimination de l’Humidité-Froid.

-Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

-Taixi 3R : nourrit le yin des Reins et renforce l’Essence, ce qui soutient le yang.

Le patient a bénéficié de quelques séances à une semaine d’intervalle puis toutes les deux semaines pendant tout un printemps. Après une amélioration de quelques mois, une récidive survient le mois de septembre suivant et le même traitement appliqué devient inefficace.

Second traitement et évolution

Devant l’antécédent d’infarctus du myocarde et bien que le patient ne souffre d’aucune douleur thoracique, il est évoqué la présence d’un xiongbi demandant un traitement prioritaire. En effet, selon le suwen, 65 et le lingshu, 25, nous devons tenir compte de la maladie apparue en premier ainsi que du premier déséquilibre du yin-yang et du qixue qui influence tous ceux apparus ensuite. Rappelons que les deux mécanismes fondamentaux du xiongbi sont la Stase de Sang et l’obstruction par les Mucosités, sous-tendues par le Vide de qi et de yang. Ceci implique les zang thoraciques comprenant le Cœur et son Enveloppe, et abdominaux, impliquant la Rate, les Reins et le Foie. Si suffisamment de qixue est bloqué au thorax, il ne peut pas être mobilisé ailleurs.

- La manipulation est une dispersion de tous les points jusqu’au fenglong 40E, une harmonisation et un réchauffement des points agissant sur la Rate et les Reins, une tonification de sanyinjiao 6Rte.

-Jueyinshu 14Vet tanzhong 17RM, xinshu 15V et juque14RM : les deux beishu-mu du Cœur et de son Enveloppe, régularisent le qi, le xue, le yin et le yang, ce qui aide à la mobilisation des stases.

- Neiguan 6MC, taichong 3F : ouvrent le thorax, mobilisent la Stagnation du qi du Foie et clarifient sa Chaleur.

-Geshu 17V : mobilise la Stase de Sang.

-Fenglong 40E : transforme les Mucosités.

-Shenshu 23V, mingmen 4DM, guanyuan 4RM, qihai 6RM, zusanli 36E : tonifient le yang de la Rate et des Reins, c'est-à-dire l’acquis et l’inné, ce qui permet à la Rate de chasser l’Humidité et de transformer les Mucosités, et aux Reins de soutenir la Rate et de renforcer le dumai.

- Sanyinjiao 6Rte : tonifie le qi de la Rate, nourrit le jing et le yin des Reins.

Le patient a été soigné toutes les deux à trois semaines en période hivernale. Cette fois-ci le résultat est rapide, tant sur la douleur que sur l’état général, avec maintien du résultat plusieurs mois après la fin du traitement. Notons encore qu’une douleur de l’épaule droite a essayé d’être traitée localement sans résultat ; elle a cédé par le traitement du xiongbi !

Conclusion

Nous ne pouvons nier l’intérêt intellectuel qu’une telle démarche diagnostique et thérapeutique anime et comment justifie-t-elle notre désir de toujours pousser plus loin notre compréhension des mécanismes physopathologiques de la médecine chinoise. Cependant, nous passons cet intérêt après celui du patient, conscient que le soulagement de sa souffrance est la finalité de notre lien avec lui.

 Dr Robert Hawawini 

Conflit d’intérêts : aucun

  



[1] Rapporté par Borsarello Jean-François, Duron André, Faubert André, Laville-Méry Charles.

Repenser et redélimiter notre champ professionnel

Résumé : Un point de vue "absolu" prétendant décrire « l’essence » de la médecine chinoise n’a que peu de sens. On ne peut qu’adopter des points de vue relatifs adaptés à des objectifs qui sont 1) soit professionnels et disciplinaires (les disciplines médicales et les professionnels de santé d’un côté, les disciplines des sciences humaines et sociales de l’autre), 2) soit idéologiques (instrumentalisation de la médecine chinoise au profit d’intérêts extra-médicaux). En fonction des objectifs se construisent des images très différentes de la médecine chinoise. Les médecins ont donc à définir leur point de vue professionnel. Cet abord médical se doit 1) d’être dégagé des idéologies et 2) en cohérence avec le cadre de référence collectivement admis de la médecine. Mots clés : science- tradition- altérité- idéologie - champ professionnel- laïcité.

Summary: An "absolute" viewpoint claiming to describe the "essence" of Chinese Medicine is of little meaning. On Chinese Medicine we can only describe relative viewpoints tailored to objectives that are 1) professional and disciplinary (medical disciplines and healthcare professionals on one hand, disciplines of Humanities and Social Sciences of the other), 2) or ideological (instrumentalization of Chinese Medicine in favor of extra-medical interest). Depending on the objectives are built very different images of Chinese medicine. Physicians therefore have to define their professional perspective. This medical viewpoint must 1) be free from ideologies and 2) consistent with the collectively agreed framework of medicine. Keywords: science - tradition – otherness - ideology - professional field – secularism.

 

Acupuncteurs et médecins

En tant que médecin acupuncteur nous partageons deux caractéristiques :

"  d’une part nous avons un champ de travail commun : l'acupuncture et la médecine chinoise ;

"  et d'autre part nous sommes des médecins : nous avons reçus la même formation et le même diplôme, nous exerçons dans le système de soins français et dans ce cadre nous avons défendu collectivement le monopole médical sur l’acupuncture, nous sommes soumis aux règles légales et déontologiques de la médecine française [1].

Au cœur de notre activité professionnelle se pose donc obligatoirement, d'une façon ou d'une autre, la question de l'articulation entre médecine chinoise et médecine occidentale. Le paradoxe est que la nature et la façon dont s’opère cette relation ne sont jamais collectivement décrites ou formulées. Bien sûr individuellement chacun s’est construit un schéma fonctionnel, mais collectivement cela reste du domaine de l’implicite. Il en est ainsi parce que dès que la question est posée, et quelle que soit la façon dont elle est posée, nous butons inéluctablement sur des prises de position individuelles indépassables et incompatibles à propos de la relation de la médecine chinoise à la science : rapports logiques et naturels, ou rapports contraints et illégitimes. Notre discours collectif [2] est rendu incohérent parce que ce qui fonde notre activité professionnelle est collectivement occulté et reste indéfini.

Le compromis

Si les choses ne sont pas formulées, il y a néanmoins un apparent consensus tacite qui s’exprime notamment dans l’enseignement ou encore au sein des structures professionnelles de l’acupuncture. Ce consensus tacite distingue d’un côté une médecine chinoise avec ses « bases traditionnelles », et de l’autre une médecine occidentale avec entre les deux une zone de contact et de chevauchement, constituant les « bases modernes » comportant principalement un modèle interprétatif de type neurophysiologique, mais aussi l’évaluation (figure 1).

Figure 1. Le consensus tacite d’une médecine duelle. 

Mais ce modèle est fondamentalement un compromis. 

 -        Il ne nous dit rien sur l’amplitude attendue du chevauchement ni sur sa légitimité. Il peut tout aussi bien être interprété comme une avancée positive de la science ou au contraire perçu négativement comme une dénaturation, une réduction ou une occidentalisation de la tradition. C'estàdire qu’il élude en fait la question posée sur la relation de la médecine chinoise à la science.

-        Il n’explicite pas ce qui distingue réellement un énoncé A de la médecine chinoise d’un énoncé B de la médecine occidentale. Dire qu’A est « traditionnel » et B « scientifique » ne fait que repousser la question dans la mesure où le rapport du « traditionnel » au « scientifique » n’est pas lui-même défini.

-        Plus encore, ce modèle consacre une dualité médecine chinoise / médecine occidentale et ainsi l’existence de deux médecines. Mais apparait alors une contradiction avec la prétention à l’universalité de la médecine occidentale. En tant que médecin et acupuncteur nous sommes en porte-à-faux : comment concilier cette prétention de la médecine occidentale à constituer le « tout » (LA médecine) et l’affirmation qu’elle ne serait en fait qu’une « partie de ce tout » ? Comment tout à la fois poser le principe de l’unité de la médecine (« il n’y a qu’une médecine ») et décrire ensuite une médecine duelle ?

Cette contradiction a deux réponses habituelles dans le champ de l’acupuncture :

-        A la prétention universelle de la médecine occidentale (le savoir « scientifique ») est opposée une autre universalité, d’une autre nature, celle du savoir « traditionnel [3] ». Mais si ces savoirs sont réellement de nature différente quelle est l’utilité de notre formation médicale ? En quoi cela nous concerne-t-il en tant que médecins ? Est-ce simplement conciliable éthiquement avec notre métier et notre statut ?

-        Une autre réponse est d’évacuer simplement le corpus médical chinois et ne conserver que la zone supposée de chevauchement pour définir une « acupuncture médicale occidentale  [4] ». Mais alors, de quoi parle-t-on exactement ? Pourquoi conserver le terme « acupuncture » ?

Ces deux positions sont en fait des positions en miroir qui se nourrissent l’une de l’autre (c’est en cela que leur association paradoxale est possible) et fondées sur le même présupposé d’une altérité fondamentale et indépassable entre la médecine chinoise et la médecine occidentale : altérité magnifiée d’un côté, altérité déclassée de l’autre.

Cette altérité est reliée à un autre présupposé qui est le caractère absolu des savoirs, tant des savoirs « traditionnels » que des savoirs « scientifiques ». Se met ainsi en place au sein de notre domaine un double jeu mortifère autour de la question centrale de l’altérité avec une vision fantasmée de l’autre (la médecine chinoise) comme de soi (la médecine occidentale).

 

Nommer ce dont nous parlons

Le préalable à une articulation entre médecine occidentale et médecine chinoise est d’expliciter ces deux expressions, de définir ce dont nous parlons. Les dénominations sont en elles-mêmes problématiques : on parle couramment et indifféremment

-        d’un coté de « médecine occidentale », « médecine moderne » ou encore de « médecine scientifique »,

-        et de l’autre de « médecine chinoise » ou encore de « médecine traditionnelle chinoise » (MTC).

Ces termes sont équivoques car polysémiques.

« Tradition » peut se référer à quelque chose d’immuable, qui a toujours été mais tout aussi bien à quelque chose qui se transmet, se transforme et évolue de génération en génération en fonction des contextes. Selon le sens utilisé le rapport de proximité entre les deux médecines est modifié radicalement.

« Scientifique » aussi est polysémique : il peut désigner quelque chose qui est prouvé, démontré, (c’est la science faite, aboutie) mais il désigne aussi d’une façon plus générale la méthode, le processus du travail scientifique (la science en marche). Notre médecine est scientifique non pas parce que l’ensemble de ses énoncés sont prouvés et démontrés (la question majeure de l’évaluation des pratiques ne se poserait pas), mais simplement parce qu’elle se place dans le cadre et les règles du processus scientifique. « Scientifique » a ainsi au moins deux sens mais qui vont être utilisés de façon asymétrique : pour la médecine chinoise on parlera de « scientifique » dans le sens d’une exigence de preuve, mais pour la médecine occidentale simplement dans le sens d’une exigence de méthode. Cela se retrouve dans l’évaluation des thérapeutiques où pour l’acupuncture il est demandé le plus haut niveau de preuves (métaanalyses avec en plus mise en évidence d’un effet spécifique), là où pour les thérapeutiques de la médecine occidentale le simple consensus professionnel ou le simple essai contrôlé randomisé est déjà une preuve justifiant des recommandations [5]. L’ambigüité dans les dénominations construit une altérité et cette altérité est le prétexte à une inégalité.

« Occidental », « moderne », « scientifique » sont des qualificatifs géographiques, historiques ou méthodologiques appartenant à des registres différents utilisés comme s’ils étaient solidaires. Cette terminologie flottante et changeante construit une médecine chinoise antithèse de la médecine occidentale : d’ailleurs, non moderne et non scientifique. L’altérité est posée a priori dès les dénominations biaisant ainsi la question de la relation entre les deux médecines.

Observons également que les couples Orient / Occident, modernité / tradition, sciences / non sciences sont en eux-mêmes porteurs de vastes controverses dans le champ des sciences humaines et sociales. La médecine chinoise devient ainsi un enjeu qui dépasse largement le cadre médical et inversement le champ médical est contaminé, le plus souvent à l’insu des praticiens, par ces controverses.

Le présupposé de l’altérité de la médecine chinoise

Figure 2. Altérité ou universalité ? Le champ de travail de l’ethnologue est la confrontation de leur altérité, celui du pédiatre pose le principe premier de leur universalité, c'est-à-dire que le point de vue est contingent à l’objectif professionnel.

Sont-ils différents ou semblables (figure 2) ?

-        Leur altérité peut apparaître une évidence sur un plan ethnologique, anthropologique, historique, linguistique, social ou culturel.

-        Mais leur universalité sur bien d’autres plans est tout aussi évidente.

Ils sont tout à la fois singuliers et universels. C’estàdire que tout autre est semblable et tout semblable est autre. Pointer une similitude ou une altérité ce n’est que définir un point de vue, c’est une prise de position. On ne décrit pas une réalité absolue intrinsèque, mais simplement un point de vue relatif adapté à un objectif. Il en est de même pour la médecine chinoise. La nature de la médecine chinoise n’est pas d’être l’« autre médecine » par rapport à la médecine de l’Occident [6]. Cet essentialisme édicte une altérité et prétend y confiner la médecine chinoise. Ce qui est déterminant dans une description et une analyse de la médecine chinoise, c’est l’objectif poursuivi et le point de vue ainsi adopté. En fonction des objectifs assignés se construisent des images relatives très différentes modifiant fondamentalement le rapport de proximité entre les deux médecines. Ces objectifs descriptifs peuvent être idéologiques ou professionnels.

Points de vue idéologiques

Le point de vue idéologique sur la médecine chinoise est en France originel. La réception de l’acupuncture dans le milieu médical français des années 1930 est permise par le contexte du néohippocratisme [7] et d’un débat entre modernité et tradition. La guerre de 14-18 est perçue par beaucoup d’intellectuels comme annonciatrice d’un effondrement de la civilisation occidentale. La modernité et les Lumières sont désignées comme en étant la cause, justifiant un retour aux valeurs de la tradition. Le néohippocratisme est ainsi la version médicale du non-conformisme, réaction hostile à la science, au progrès et à la rationalité. En arrièreplan se situent des courants de pensée liés aux néo-spiritualités, à l’ésotérisme et l’occultisme avec la figure tutélaire de René Guénon [8].

Dès l’origine, médecine chinoise et acupuncture ont ainsi été instrumentalisées en France dans un combat idéologique de la tradition contre la modernité ; tradition, étant utilisé dans une assertion « guénonienne » très étroite avec des présupposés qui n’ont cours que dans le milieu des adeptes. Ce point de vue idéologique originel se prolonge fortement jusqu’à aujourd’hui dans notre champ professionnel (y compris et d’abord dans l’enseignement) sous de multiples formes plus ou moins dégradées, ouvertes ou masquées, consciemment ou à l’insu des acteurs.

Ce qui est réellement en question, ce n’est pas le rapport de la médecine chinoise à la science, mais bien un rapport individuel ou de groupe à la science, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Points de vue professionnels

L’altérité peut être construite pour des objectifs idéologiques mais aussi pour des objectifs professionnels.

Les médecins et les professionnels de santé ne sont pas les seuls à avoir la médecine chinoise comme champ de travail possible. D’autres disciplines, notamment dans les sciences sociales et humaines s’y intéressent : sinologie, anthropologie, ethnologie, histoire des sciences, sociologie des sciences ... Chacune de ces disciplines définit son propre regard sur la médecine chinoise, avec ses objectifs, ses questionnements, ses outils et ses méthodes qui ne sont pas interchangeables. Le point de vue des sciences humaines est celui de la culture : elles tendent tout naturellement à décrire une médecine chinoise enchâssée dans la pensée et la civilisation chinoise, donc à pointer les différences avec l’Occident et sa médecine et ainsi contribuer à construire une altérité. Ce point de vue culturaliste est d’autant plus fort que les sciences humaines sont largement traversées depuis les années 80 par les questions du relativisme culturel et cognitif [9].

Le point de vue de la médecine est celui de la nature. Le médecin est soumis à la contrainte universelle du corps humain et de sa pathologie, il est face à un patient là et aujourd’hui, le sinologue, lui, est face à un texte élaboré dans un tout autre contexte de temps et de lieu. Le sinologue n’a pas à se préoccuper de la pertinence d’un énoncé de la médecine chinoise, alors que cette question est éthiquement centrale pour le médecin. Le travail du médecin est ainsi inversé par rapport à celui du sinologue : il doit mettre de côté la langue, la culture ou la société d’origine d’un énoncé pour juger de sa valeur universelle selon les règles et objectifs de sa discipline. La valeur d’un énoncé médical n’est pas liée à une authenticité historique mais à sa pertinence indépendamment des contingences de lieu, d’époque ou de culture. Objectifs et questions posés par les différentes disciplines sont simplement de natures différentes et relèvent de champs différents.

Les points de vue professionnels sur la médecine chinoise (sciences humaines / médecine) n’expriment rien d’autre que la distinction classique entre nature et culture. Dire que nature et culture sont complémentaires ou que sinologue et médecin sont complémentaires sont des truismes qui éludent ce qui relève effectivement de la responsabilité professionnelle des uns et des autres. Le préalable à l’interdisciplinarité est une conscience claire du périmètre, des objectifs et des méthodes de chacune des disciplines.

A côté des médecins il existe également d’autres praticiens utilisant la médecine chinoise : les praticiens « non- médecins » (c’est-à-dire sans formation médicale « occidentale »). Pour des raisons compréhensibles d’intérêt professionnel ils tendent tout naturellement à dissocier médecine chinoise et médecine occidentale : il s’agit pour eux d’entamer le monopole médical là où il est établi (France) ou encore se prémunir des exigences et des contraintes de la médecine en tant que pratique scientifique dont ils n’ont pas acquis la compétence. Les non-médecins occidentaux contribuent ainsi très fortement à la construction d’une altérité. Ce constat est notable chez les « leaders » formés en Chine dans les institutions médicales chinoises. Si les contenus médicaux de leurs traités sont globalement concordants avec les publications chinoises équivalentes, on observe de façon systématique l’affirmation d’une altérité irréductible avec la médecine occidentale [10], alors que ce présupposé n’est jamais formulé dans les traités chinois sources. C’est-à-dire que si les énoncés sont similaires, il leur est donné un sens épistémologiquement différent, et cette distorsion est lourde de conséquences d’un point de vue heuristique.

Définir d’où nous parlons : le point de vue médical

Il y a des points de vue idéologiques et des points de vue professionnels sur la médecine chinoise et le discours est contingent du point de vue adopté. Il n’y a pas lieu de porter un jugement de valeur, l’essentiel est simplement de définir le point de vue à partir duquel les médecins s’expriment collectivement. Notre point de vue professionnel se doit 1) d’être dégagé des idéologies [11] et 2) en cohérence avec le cadre de référence collectivement admis de la médecine. Les médecins font partie d’une communauté professionnelle savante dans laquelle ils ont été formés. Ils partagent un ensemble de savoirs théoriques, de pratiques, de savoir-faire, d’outils, de méthodes, de normes et de règles de fonctionnement élaborées et discutées collectivement au cours du temps. Ce cadre de référence professionnel est considéré comme le plus efficace et fécond pour atteindre les objectifs assignés à la médecine : la prévention et le traitement des maladies, la description de l’organisation et du fonctionnement du corps humain. C’est en cela et par rapport à ces objectifs qu’être médecin est un atout puissant pour valoriser la médecine chinoise.

On peut très bien considérer le savoir scientifique comme un savoir parmi d’autres et la science comme une idéologie parmi d’autres [12], mais cela ne modifie en rien la question : il faut simplement définir d’où nous parlons collectivement. Soit nous parlons d’un point de vue interne à la science, soit d’un point de vue externe. L’entre-deux, pas plus que le passage à volonté d’un point de vue à un autre ne saurait exister car l’efficacité propre de la science réside justement dans un ensemble de règles auxquelles on ne peut déroger selon ses convenances ou intérêts. Un point de vue médical place la médecine chinoise au sein de la médecine et de la science.

La médecine chinoise comme discipline médicale

L’altérité ne va nullement de soi et est intenable professionnellement. Elle n’est énoncée comme postulat idéologique que pour rendre, à un moment donné, illégitime la science dans le champ de la médecine chinoise. Inversons le problème : là où la science devient réellement illégitime s’arrête notre champ de compétence.

Dans l’ensemble du champ médical, la médecine chinoise se présente de fait comme une discipline médicale : « c’est la partie de la médecine qui a pour objet l’étude, l’application et le développement des savoirs et pratiques originaires du monde chinois [13] ». Ceci a pour implication que les énoncés de la médecine chinoise ont a priori le même statut épistémologique que l’ensemble des énoncés médicaux [14] et que ce faisant ils ont à être étudiés avec les mêmes méthodes et les mêmes règles, et discutés loyalement au sein de la communauté médicale. La médecine chinoise est une discipline médicale dont il faut définir le périmètre, la méthode et les contenus.

Son périmètre ne peut être contenu que dans le périmètre général de la médecine : 1) la prévention et le traitement des maladies et 2) la description de l’organisation et le fonctionnement du corps humain. Ce périmètre rend hors champ toutes les questions, par exemple, de cosmologie, cosmogonie ou métaphysique. Cela ne veut pas dire que ces questions soient sans intérêt, cela veut dire qu’elles ne relèvent pas de notre compétence professionnelle.

La méthode ne peut être que la méthode scientifique à laquelle nous avons été formés. C’est-à-dire un mode rationnel de questionnement et d’exploration de la nature et des réponses qui sont collectivement discutées selon des règles collectivement acceptées. La médecine chinoise pose deux grandes questions : 1) ses pratiques sontelles efficaces ? et 2) ses savoirs sontils pertinents ? Ces questions ne sont pas une brimade que l’on ferait subir à la médecine chinoise, ce sont des questions que la médecine se pose pour chacun de ses énoncés et c’est justement là le moteur de ses progrès.

Les contenus sont des pratiques (des thérapeutiques) et des savoirs (des théories). Mais pratiques et savoirs posent des problèmes différents qui doivent être dissociés. L’évaluation des thérapeutiques est depuis les années 80-90 techniquement bien codifiée. Ce processus est bien enclenché pour l’acupuncture avec une masse très importante de données et un champ de validation de plus en plus étendu. Observons que sans les aspects thérapeutiques la question des théories ne se poserait tout simplement pas. Il faut alors considérer la médecine chinoise comme une discipline thérapeutique qui mobilise des savoirs opératoires particuliers.

Les théories de la médecine chinoise

Les théories de la médecine chinoise peuvent être abordées à partir de trois aspects : 1) leur domaine d’application, 2) leur statut épistémologique, 3) leur spécificité.

Domaine d’application :

Nous parlons des théories médicales chinoises, leur champ d’application et de validité est celui de la médecine. Ce n’est pas parce qu’une théorie a éventuellement d’autres applications possibles dans d’autres champs que cela nous concerne professionnellement. « Yinyang » et « wuxing » par exemple ont uniquement à être discutés dans le contexte médical en tant que système de classification et d’organisation d’objets et de phénomènes relatifs au corps humain. La conséquence est importante : on n’a pas à démontrer la réalité d’un système de classification, on a simplement à démontrer sa pertinence et sa pertinence, si elle existe, n’est pas absolue et générale, mais relative, ne s’appliquant qu’à des aspects particuliers.

Statut épistémologique.

Une théorie scientifique n’est pas le reflet absolu de la réalité, mais une approximation qui tend au fil du temps à devenir de plus en plus précise ou au contraire, à un moment donné, être supplantée par une autre plus pertinente à décrire le réel. Une théorie est conservée tant qu’elle garde un certain intérêt notamment opératoire ou heuristique. Les méridiens existentils ? Le qi existeil ? Il est naïf de poser la question ainsi. La question appropriée est de quoi sontils l’approximation ? En l’état actuel ces approximations sous-tendent un grand nombre de pratiques. Elles ont au moins une pertinence opératoire qui demande à être interrogée.

Spécificité

On qualifie souvent nos savoirs de « spécifiques ». Mais ce n’est pas parce qu’ils sont spécifiques qu’ils sont d’une autre nature que ceux de la médecine occidentale. Toute discipline médicale possède ses propres savoirs qui sont d’abord mis en discussion en son sein. La psychiatrie, la chirurgie ou tout autre discipline développent des savoirs, des savoirfaire, des classifications cliniques ou autres qui ne vont pas de soi à l’extérieur et qui n’ont en l’état qu’une pertinence opérationnelle. Ce sont des savoirs disciplinaires qui ont à être analysés avec les mêmes méthodes et les mêmes règles.

Conclusions

Tous les concepts médicaux chinois peuvent être placés, mobilisés et discutés dans le champ rationnel de la médecine, c'est-à-dire dans notre cadre professionnel. Il n’y a pas lieu de les subordonner à des principes métaphysiques ou de les surinterpréter dans un univers symbolique. La médecine chinoise décrit des phénomènes et des objets (anatomiques, physiologiques, cliniques ou thérapeutiques) accessibles à l’expérience et à l’expérimentation et donc à la réfutation. C’est en cela que la médecine chinoise est de nature scientifique et ce que l’on appelle « scientifisation » n’est rien d’autre que le processus normal du travail scientifique à l’intérieur d’une discipline des sciences de la nature. On évoque souvent à propos de cette « scientifisation » l’idée d’une réduction ou d’une perte. Cette « perte » correspond simplement à la séparation du champ de la science de celui de la religion. Cette séparation a été un enjeu historique majeur dans l’histoire des sciences en Chine comme en Occident. D’un point de vue interne à la science, il s’agit d’un acquis fondamental qui ne saurait être remis en cause sans une remise en cause de la science elle-même.

C’est justement cette séparation qui est très fortement contestée dans notre champ professionnel. Un amalgame est fait et une confusion entretenue entre la « médecine traditionnelle chinoise » qui désigne le corpus de savoirs et de pratiques élaboré et discuté au fil des siècles par une communauté médicale savante et ce qui est appelé par les adeptes « les sciences traditionnelles » qui correspondent en fait aux sciences ésotériques et occultes sous leurs différents aspects, principalement guénonien.

Cet amalgame et cette instrumentalisation de la médecine chinoise à des fins idéologiques posent à notre profession un sérieux problème éthique : il faut repenser et redélimiter notre champ professionnel.

 

Dr Johan Nguyen

Groupe d’Études et de Recherches en Acupuncture

27 boulevard d’Athènes, 13001 Marseille

( 04.96.17.00.30

* : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 Remerciements : Je remercie les Drs Claude Pernice, Martin Schvartzapel et Olivier Goret pour leurs observations critiques lors de la rédaction de cet article.

 Conflit d'intérêts : aucun.

 

Notes

 [1] Article 32 du code de déontologie médicale (article R.4127-32 du Code de Santé Publique) : l’engagement à assurer des soins « fondés sur les données acquises de la science ». Article 8 (article R.4127-8 du CSP) : « Dans les limites fixées par la loi et compte tenu des données acquises de la science, le médecin est libre de ses prescriptions ».

[2] Discours externe vis-à-vis des médias ou des institutions (Ministère de la Santé, Sécurité sociale, Ordre, Académie de Médecine, HAS, INSERM, syndicats professionnels) et discours interne (structure et contenu de l’enseignement du DIU puis de la capacité).

[3] Dans un article d’Acupuncture & Moxibustion, Jean-Marc Kespi intitule un paragraphe « Un autre mode de connaissance » où cette distinction est explicite : « Les mérites et bienfaits de la science contemporaine nous sont connus ; mais elle n’est ni seule ni première et coexiste nécessairement, en yin yang, avec une autre science, traditionnelle, différente mais pour le moins tout aussi valide, en fait pour moi plus essentielle » (L’acupuncture, visionnaire, empirique ou expérimentale. Acupuncture & Moxibustion. 2014;13(3) :195-201).

[4] Adrian White décrit une « acupuncture médicale occidentale » définie comme l’ « approche de l'acupuncture qui interprète les phénomènes observés d'après les connaissances actuelles sur les structures et les fonctions du corps, et qui intègre l'acupuncture à la médecine occidentale » opposée à une « acupuncture traditionnelle chinoise » définie comme une approche datant du milieu du XXème siècle « incluant plusieurs modèles différents de l'acupuncture qui se sont développés dans diverses régions de Chine et à différentes périodes historiques » (White A et al. Précis d’acupuncture médicale occidentale. Issy-Les-Moulineaux: Elsevier Masson. 2011. Traduction française de Jean-Marc Stéphan). On arrive à une curiosité scientifique où les recherches cliniques et expérimentales questionnent l’ « acupuncture traditionnelle chinoise », mais où les réponses sont affectées à une autre entité. La démonstration de la non-scientificité de l’ « acupuncture traditionnelle chinoise » est faite par confiscation et détournement des preuves.

 [5] Les exemples sont nombreux dans les diverses recommandations de l’ANAES puis de la Haute Autorité de Santé quant à une différence de niveau de preuve demandé pour des recommandations entre l’acupuncture et les thérapeutiques (particulièrement non-médicamenteuses) du champ conventionnel.

[6] Pas plus que d’être « alternative », « complémentaire « ou « parallèle ».

[7] Voir Nguyen J. Carrefour de Cos et le néohippocratisme in La réception de l’acupuncture en France. Paris : L’Harmattan. 2012.

[8] Guénon se situe dans la continuité du courant ésotérique « pérennialiste » fondé sur l’existence d’une tradition primordiale éternelle et universelle. Il publie « Orient et Occident » en 1924 et « La Crise du monde moderne » en 1927. Ces deux livres définissent le cadre conceptuel dans lequel l’acupuncture va s’insérer (l’article princeps de Soulié de Morant et Ferreyrolles est publié en 1929). Les traditions orientales deviennent la voie d’accès, la voie de retour à la tradition primordiale que la Modernité et les Lumières ont fait disparaitre en Occident. Il est mis en avant une opposition entre sciences sacrées (la tradition), connaissance d’ordre supérieur, énonçant la vérité, synthétique, globale et intuitive, et sciences profanes (la science moderne), connaissances d’ordre inférieur, se dispersant dans la multiplicité, l’hypothèse et le relatif. Il s’agit donc de deux modes de connaissance avec leur validité propre mais validités hiérarchisées avec un déclassement de la science (voir note 3).

[9] « Le relativisme cognitif assure que la connaissance est le produit d’une construction et qu’elle ne saurait pour cette raison être tenue pour objective. Le relativisme culturel assure que les normes et les valeurs sont propres à chaque « culture » ou « sous-culture » et qu’elles ne peuvent par suite être considérées comme fondées objectivement » (Boudon R Les sciences sociales et les deux relativismes. Revue Européenne des sciences sociales. 2003 XLI(126) : 17-33. Ces relativismes tendent à un déclassement du savoir scientifique, à présenter la science comme une ethnoscience européenne. Le sinologue allemand Manfred Porkert déclare en 1977 la médecine chinoise comme une « science à part entière », sous-entendu une science d’une autre nature mais de valeur équivalente (Chinese Medicine: a science in its own right. Eastern Horizon. 1977. 2:12-18).

[10] Par exemple Éric Marié : « La médecine chinoise est constituée d’un ensemble de théories et de pratiques sous-tendues par un système cognitif et par une dialectique spécifiques qui sont fort éloignées de ceux de la médecine occidentale » (La médecine chinoise mutations et enjeux d’un système traditionnel confronté à la modernité. Monde Chinois. 2005. 5 :104) ou encore Marc Sapriel et Patrick Stoltz : « Elle [la MTC] ne peut être comprise par le lecteur occidental que s'il admet sans a priori l'altérité fondamentale de la médecine chinoise et de la médecine occidentale moderne ». (Une introduction à la médecine traditionnelle chinoise. Le corps théorique.  Paris: Springer. 2006).

[11] La pratique de la médecine ne saurait être subordonnée à l’adhésion à des principes religieux ou métaphysiques. De même les croyances ou opinions dans ces domaines relèvent de la sphère privée et sont à exclure de notre espace professionnel collectif nécessairement laïque.

[12] Voir note 9 sur le relativisme cognitif et culturel.

[13] Définition adoptée par le Collège Français d’Acupuncture et Médecine Traditionnelle Chinoise.

[14] La formulation des énoncés de la médecine chinoise n’infère pas que leur statut épistémologique soit différent de ceux de la médecine occidentale. La Chine est largement reconnue pour avoir produit au cours de son histoire de très nombreuses connaissances scientifiques dans toutes les disciplines.

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